Un outil managérial ?
Dans cet article, nous nous proposons d’explorer les défis inhérents à la mise en œuvre effective de la démarche de prévention des risques pour les travailleur.se.s. Ce thème incontournable appelle à une réflexion profonde de la part de tous les cadres dirigeants.

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Les freins
Pourquoi se saisir de la démarche de la prévention des risques comme étant un outil managérial ? Pour aborder cette question, commençons par identifier les obstacles actuels.
– L’aspect obligatoire
L’aspect obligatoire peut-il être un obstacle ? Pour répondre à cette question, examinons ce qui a motivé le législateur à soumettre les employeurs à une obligation de résultat en termes de sécurité des travailleurs. Une des raisons est certainement que les lois se sont construites en réaction à des événements tragiques. Nous n’allons pas dresser ici les différentes catastrophes qui ont contribué à faire évoluer de façon positive la protection des personnes,(1) mais nous ne pouvons pas nier que la réglementation a évolué suite à ces drames ; l’idée maîtresse est d’éviter de nouvelles “fatalités” ou plus prosaïquement le fameux “pas de chance”. Motifs trop souvent invoqués, cela a incité le législateur à durcir les responsabilités des employeurs, que celle-ci soit une personne physique ou morale, jusqu’à arriver à l’obligation dite de résultat. Pour que la démarche de prévention des risques professionnels soit réellement effective, le législateur a compris que l’obligation dite de moyens ne suffisait pas à la protection des salarié.e.s. Nous invoquons ici le législateur comme entité à l’origine de la démarche de prévention mais celui-ci n’a fait que répondre à la pression de la population ; au fil des évolutions sociétales, ce caractère “inévitable” est devenu irrecevable pour les travailleur.se.s comme pour les familles des victimes. Il est devenu, au fil du temps, tout simplement inacceptable de mourir pour son travail. Les Anglo-saxons ont même une expression pour désigner les lois qui émergent suite aux catastrophes : les “décrets cimetière”. Un autre grand facteur de cette évolution est le fait que notre système de santé est une organisation mutualiste, donc celui qui ne “joue” pas le jeu doit être mis à l’amende et payer, dans toutes les acceptations du terme.
Questionnons-nous sur notre secteur face à cet aspect obligatoire. C’est une évidence mais il est bon de rappeler que le monde du spectacle vivant se revendique être un milieu différent des autres secteurs d’activité. Le simple fait que les termes “entreprise du spectacle vivant”, “management”, “secteur d’activité” ne soient employés que depuis peu démontre cette volonté d’affirmer une différence. Difficile de ne pas saisir que l’aspect obligatoire de la prévention des risques concernant les salarié.e.s soit perçu comme un frein possible à la création. Nous pouvons tout à fait faire le parallèle avec les craintes dues aux réglementations de la prévention des risques liés à l’accueil des publics. Or depuis le 25 juin1980(2), la création ne s’est pas éteinte en France. Nous avons toutes et tous vécu des moments où le leitmotiv était la création avant tout. Nous serions au service de l’art, plus grand que nos personnes, voire plus important que le respect des règles de sécurité les plus évidentes.

Le travail collectif : un outil de connaissance des autres – Photo DR
– Les coûts
Nous ne pouvons le nier, cette démarche demande des moyens humains, temporels et financiers. Dans un secteur déjà sous tension, cette “surcharge” est, à juste titre, souvent mal vécue. D’autant plus que cette charge est habituellement déléguée à la seule direction technique qui porte déjà la gestion de la démarche de sécurité incendie et de sûreté, actions qui représentent des coûts souvent qualifiés de “non artistiques”. La formation à ce type d’approches représente elle aussi un coût financier et surtout temporel, le temps manquant déjà aux cadres de direction. Hélas souvent, la démarche est traitée dans l’urgence ou confiée à une entreprise extérieure ; le résultat dans ces cas-là n’étant souvent pas à la hauteur des investissements, cela contribue à ce que ces actions soient considérées comme une dépense trop importante par rapport aux résultats.
– Les statuts des travailleur.se.s
Les formes diverses de salariat dans le spectacle vivant représentent aussi un frein. L’usage très développé des CDDU (intermittent.e.s du spectacle),(3) mais aussi les “déportés” comme le personnel de collectivité mis à disposition, les stagiaires, les services civiques, les bénévoles, tous ces types de “contrats” ont trop souvent été perçus comme échappant à l’obligation de prévention. J’ai l’habitude de demander en formation : “Ai-je le droit de blesser plus ou moins un.e salarié.e parce qu’il.elle est permanent.e, intermittent.e, bénévole, ou stagiaire ?”. Cela afin de faire saisir que toute personne qui fournit une force de travail doit bénéficier de cette démarche de prévention. Le système d’indemnisation de l’Assurance maladie vis-à-vis de l’intermittence du spectacle peut lui aussi représenter un frein car il “n’incite” que peu les intermittent.e.s à déclarer leurs accidents ou leurs maladies liées au travail. Cela contribue à masquer les chiffres réels(4) et donc à maintenir une forme de “il ne faut pas exagérer” quant à la sécurité des travailleur.se.s dans le monde du spectacle vivant.
– La résistance aux changements
Nous avons l’habitude d’entendre dire que tout “système” résiste aux changements ; c’est d’autant plus vrai lorsque le système est héritier d’une grande tradition, ce qui est notre cas dans le spectacle vivant. Les changements peuvent en outre toucher les compétences des personnes et leur place au sein d’un organigramme, la question de l’intégration à une équipe par le fait de se conformer aux habitudes rentre aussi en ligne de compte…(5) Notre expérience de terrain a démontré qu’en tant que cadre technique, imposer une obligation de travail n’est jamais productif. Même si cette décision permet aux personnes de travailler plus en sécurité, c’est une décision imposée/non partagée par tous les acteurs, donc non acceptée.

DUERP (Document unique d’évaluation des risques professionnels) – Photo DR
Les leviers
– Le management
Nous l’avons abordé plus haut, le manager doit tenir compte du potentiel de résistance aux changements afin que les évolutions ne soient pas vouées à être rejetées, ou seulement appliquées par un usage de l’autorité. Nous irons même plus loin dans ce propos : le levier du management ne doit pas être seulement abordé comme étant un moyen de faire accepter la sécurité, mais bel et bien de se saisir de cette démarche de prévention des risques comme étant un outil managérial en soi. Pour cela, plusieurs outils sont aux services des managers : le DUERP (Document unique d’évaluation des risques professionnels), les formations, les entretiens professionnels. Nous allons en explorer plusieurs.
– Le collectif
Le travail du DUERP peut être un outil puissant pour créer du lien au sein d’une structure et cela dans tous les services ; ce travail devient un outil de connaissance des autres et ainsi de dépassement des clivages habituels entre les différents services d’une même entreprise. Pour que cela soit efficient, il faut que tous les cadres de direction se saisissent du sujet et y participent activement. Bien trop souvent, seul les cadres du service technique sont en charge de ces actions, ce qui ne favorise pas la compréhension de l’intérêt d’une telle pratique vertueuse. Pour que cette démarche soit efficace, l’une des clés est de favoriser au maximum l’implication de tous les acteurs internes à la structure. Les solutions seront d’autant plus justes et acceptées parce qu’elles naîtront du collectif. Pour cela, la première des actions lors de la mise en place du DUERP est de constituer un collectif de travail. Il doit être composé d’acteurs de tous services et de toutes hiérarchies, afin de profiter des interrogations, des étonnements, du partage d’expériences, des retours des pratiques métiers, d’une focale plus large.
– Les formations
Elles représentent un réel moyen pour faire avancer la sécurité des travailleur.se.s. Nous le constatons avec les jeunes apprenti.e.s qui arrivent sur le marché de l’emploi : il.elle.s sont nettement plus sensibilisé.e.s et formé.e.s sur ces questions, non seulement du point de vue des risques physiques mais aussi des risques psychosociaux et de la QVCT (Qualité de vie et des conditions de travail). La formation obligatoire dite de sécurité, pour les demandeurs du récépissé valant licence d’entrepreneur du spectacle, a permis de faire évoluer positivement la perception de cette démarche, ou tout du moins la rendre mieux comprise. D’expérience, nous savons qu’il est difficile d’animer ce type de formation, la plupart des stagiaires étant là seulement pour répondre à une obligation. Nous considérons la formation réussie quand les stagiaires saisissent l’intérêt d’aborder cette démarche, non du seul point de vue de l’application des lois mais bien comme un outil supplémentaire au service du manager. Cette formation est d’autant plus bénéfique lorsqu’elle est suivie par tous les cadres de direction. Au-delà du fait que les formations en général permettent d’améliorer la prévention des risques, les formations spécifiques telles que sauveteur secouriste du travail ou équipier de première intervention (à condition qu’un maximum de salarié.e.s y participent) permettent de créer du liant au sein des organisations ; des espaces/temps de team building, autre que la sortie paintball.

Affiche de prévention – Document © INRS
– Le recrutement
À l’heure où nous avons dans notre secteur les plus grandes difficultés pour recruter et fidéliser nos collaborateur.rice.s, ne serait-il pas intéressant de se saisir de la démarche de prévention comme étant un outil managérial ? Notamment pour améliorer la QVCT, participer au développement de la responsabilité sociétale des entreprises, et prévenir les violences et harcèlement sexistes et sexuels. En tant que managers, nous ne pouvons faire abstraction de certains concepts tels que la “marque employeur” ; c’est une demande de plus en plus prégnante de la part de nos futur.e.s collaborateur.rice.s d’avoir cette visibilité sur l’entreprise. La démarche de prévention des risques permet d’améliorer cette marque employeur, notamment auprès des jeunes générations.
– Les coûts
Il est intéressant de noter que le retour sur investissement en termes de prévention se situe en moyenne à 1 € investi pour 3 € d’économisés.(6) Il est dommage de devoir agiter un chiffon rouge auprès des dirigeants des structures pour que des actions soient enclenchées. Le souci vient certainement que cette “rentabilité” s’améliore grandement avec le temps, ce qui est à l’opposé de nos temporalités actuelles, de plus en plus courtes. Rassurez-vous, nous n’allons pas faire ici un résumé de toutes les amendes et autres privations des libertés. Cependant, il ne faut pas oublier les coûts “annexes” engendrés par une annulation, les remboursements, les taux de cotisations sociales, les coûts d’assurances, les coûts humains, … Ces derniers sont devenus totalement inacceptables et tant mieux. Alors imaginez bien que la marque employeur et celle des managers de la structure seront aussi fortement impactées. Ce qui, d’une manière ou d’une autre, entraînera des coûts supplémentaires, notamment en matière de communication auprès des publics, de restauration de la confiance auprès des salarié.e.s et sans parler des relations envers les tutelles et autres financeurs. L’univers de l’entertainment a totalement intégré le fait qu’il ne peut y avoir d’accident, que cela soit pour le public ou pour les artistes.
Nous sommes convaincus de l’utilité de se saisir de la démarche de prévention des risques du point de vue managérial. Cette démarche, si nous devions la résumer, ne parle en réalité que des femmes et des hommes avec qui nous travaillons, créons, partageons la Culture auprès de nos publics. Hélas, bien trop souvent, notre secteur, à cause des différents freins cités plus haut, n’aborde cette question que par son aspect légal et perd de fait le bon sens que cela peut apporter en termes de rapport aux autres.
(1). Si vous souhaitez approfondir ce sujet : Évolutions des réglementations et responsabilités, au fil des catastrophes en France : Feyzin, Malpasset, tunnel du mont-Blanc, AZF, Cuba Libre, Bataclan…, Georges Berlet, 2020, Éditions Carlo Zaglia, les Cahiers du savoir
(2). Arrêté du 25 juin 1980 portant approbation des dispositions générales du Règlement de sécurité contre les risques d’incendie et de panique dans les établissements recevant du public
(3). En 2022, 304 000 salarié.e.s sont concerné.e.s par le champ d’application des annexes 8 et 10 de l’Assurance chômage. La masse salariale de cet emploi des intermittent.e.s du spectacle s’élève à un total de 129 millions d’heures travaillées (source France Travail)
(4). Les services de prévention et de santé au travail estiment que seulement 25 à 30 % des maladies ou des accidents du travail sont habituellement déclarés dans le secteur du spectacle vivant
(5). Les effets des stratégies de changement organisationnel sur la résistance des individus, Richard Soparnot, Recherches en Sciences de Gestion 2013/4 (N° 97)2013/4 (N° 97), pages 23 à 43, Éditions ISEOR
(6). Les études de l’Organisme de prévention des branches professionnelles du BTP et de l’Association internationale de la Sécurité sociale évoquent des taux variables en fonction des types d’entreprises et de la nature des investissements. Par exemple, pour les équipements de protection individuel, le taux est de 1 pour 3,3 et pour les formations en sécurité le taux est plus proche des 1 pour 7