Une fabrique artistique populaire
Derrière l’amandier qui prête son nom au quartier, dans le XXe arrondissement de Paris, un porche multicolore émerge entre les façades végétalisées. Avec ses airs de mosaïque, l’entrée des Plateaux Sauvages rappelle les fresques d’Henri Guédon. Ce n’est pas un hasard. Le peintre martiniquais a transmis le goût des couleurs à sa fille, laquelle a donné vie à cette “fabrique artistique” nichée sur les hauteurs de Ménilmontant. La transmission est au cœur du projet. Depuis que les Plateaux Sauvages ont ouvert leurs portes en 2016, Laëtitia Guédon met tout en œuvre pour accueillir de jeunes artistes, les accompagner et partager leur démarche avec les habitants du quartier. Entretien.

Photo © Pauline Le Goff
En quoi consiste le projet des Plateaux Sauvages ?
Laëtitia Guédon : Les Plateaux Sauvages sont une fabrique artistique au carrefour de la pratique et de la transmission. Chaque saison, nous accompagnons entre douze et quatorze artistes issus du spectacle vivant, à savoir du théâtre, de la danse, de la musique de création, du cirque ou des marionnettes modernes. Ils disposent d’un planning adapté à leurs besoins, ont accès à des professionnels pour le son, la vidéo ou la lumière et à des espaces de travail. Leur création peut se déployer dans un théâtre de 223 places, une salle avec gradin modulable ou au sein des pièces de répétition qui se trouvent à tous les étages. Une aide à la structuration et à la diffusion est apportée en complément de tout cela. Cette activité inclut toujours un volet transmission. À travers des ateliers, les artistes partagent leur processus de création avec un public de non-initiés en provenance de collèges, lycées, foyers de jeunes travailleurs ou une association de retraités du territoire par exemple. Nous avons la chance de nous trouver au cœur du XXe arrondissement de Paris, dans le très populaire quartier des Amandiers, qui est d’une grande mixité sociale et culturelle. Des gens aux histoires et aux horizons très différents viennent faire du chant, du théâtre, de la danse, du yoga ou du Pilates aux Plateaux Sauvages. Et ils sont de plus en plus nombreux : alors que les dix ateliers que nous proposions au départ réunissaient autour de soixante personnes, plus de 500 participants se répartissent aujourd’hui entre quarante-cinq modules hebdomadaires à tarification sociale. Chacun verse une cotisation en fonction de son quotient familial. Sans compter ceux qui viennent à la bibliothèque en accès libre et au bar ouvert les jours de représentation. Les Plateaux Sauvages sont aussi un lieu de vie.
Qui sont les artistes en résidence ?
L. G. : Nous faisons la part belle à l’émergence mais accueillons aussi des artistes confirmés. Nous ne prenons quasiment que des créations, autrement dit les spectacles qui ont déjà tourné ne nous intéressent pas. Certains sont choisis sur la base de leurs œuvres précédentes. Pour ceux qui n’ont aucune référence, je me laisse guider par mon intuition et je prends un risque. Ils ne présentent d’ailleurs pas tous un spectacle abouti au terme de la saison. Mais ils font en général entre cinq et quinze dates, ce qui nous permet d’avoir une saison bien remplie. Elle est complétée par les festivals Impatience, Fragments et L’Équipé.e. La sélection est faite sans dogme esthétique, en fonction de l’intérêt qu’un projet peut représenter pour le public. Nous tenons simplement à respecter la parité et la thématique de la saison. Pour moi, l’essentiel est de mettre en avant les écritures contemporaines afin de défendre les auteurs et des projets en prise avec le monde d’aujourd’hui. Cette année, le fil rouge est l’intuition. Nous accompagnons Le Groupe Fantôme, un collectif qui a une façon de travailler un peu particulière puisque toutes ses répétitions sont ouvertes au public. Cela lui permet de tester des choses, d’avoir des retours, de faire des changements. C’est toujours jubilatoire. Son spectacle, Futur, invite à questionner les lendemains désirables par un biais fantastique. Quant à Estelle Meyer, elle propose une représentation à la jonction entre musique de création et théâtre. Seule sur scène avec deux musiciens, elle crée un rituel cathartique qui met le public en transe. Je peux aussi citer deux compagnies confirmées. L’équipe de Tommy Milliot raconte comment une mère et ses deux filles décident de faire face à la violence d’un père dans un thriller plein d’humour noir. De leur côté, Pascal Kirsch et Florence Valéro s’intéressent aux retrouvailles épistolaires entre deux amis qui se sont rencontrés sur un terrain vague situé entre la cité pavillonnaire de l’un et la tour HLM de l’autre. Ils sont unis par des liens qui dépassent les différences sociales.
Comment faites-vous pour rassembler différents publics autour de ces créations ?
L. G. : Nous avons inventé la tarification responsable. Le spectateur peut régler 5, 10, 15, 20 ou 30 € en fonction de ses moyens, sans avoir à présenter de justificatif. Sachant que les spectacles sont co-réalisés, son argent viendra soutenir le travail d’une compagnie. Et pour ceux qui n’ont aucun budget, nous avons mis en place le billet suspendu : au guichet, une personne a la possibilité d’acheter une seconde entrée pour en faire bénéficier un anonyme, que ce soit le même jour ou plus tard. C’est très utilisé par les plus jeunes. Les gens jouent le jeu. Nous avons observé que de plus en plus de spectateurs payaient volontiers 20 ou 30 € ou prenaient un billet suspendu, si bien que la formule a été copiée ailleurs à Paris. Elle m’a été inspirée par mes jeunes années d’intermittente où, pour bénéficier d’une réduction au musée ou au théâtre, j’étais obligée d’apporter la preuve que j’étais chômeuse. C’était assez stigmatisant. Il fallait sortir le public de cette assignation sociale. Les Plateaux Sauvages ont été conçus comme un endroit que j’aurais aimé fréquenter en tant que spectatrice mais où j’aurais aussi pu donner vie à mes idées quand je débutais dans la mise en scène.
D’où est venue l’idée des Plateaux Sauvages ?
L. G. : J’ai d’abord été formée comme comédienne à l’école du Studio Asnières, qui est aujourd’hui l’ESCA (École supérieure de comédien.ne.s par l’alternance). Très vite, je me suis tournée vers la mise en scène via le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris et on m’a confié la direction artistique du festival Au Féminin, à la Goutte d’Or, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. C’est là que j’ai développé cette appétence pour la direction d’équipes et la gestion d’autres artistes. Je me suis rendue compte que Paris manquait d’espace pour incuber, rechercher, prendre le temps de développer des projets, surtout si vous n’aviez encore rien à montrer. Puis, j’ai été en résidence au théâtre de La Commune pendant 7 ans où j’ai rencontré mon actuel directeur adjoint, Jean-Baptiste Moreno. Ensemble, nous avons monté des projets de plus en plus importants à Aubervilliers, avec notamment des spectacles en direction des jeunes. Comme j’enseignais en parallèle, j’ai eu envie de créer un lieu dédié à la transmission. Donc quand la Ville de Paris a lancé un appel à projets, c’était du sur mesure pour nous. À 33 ans, alors que je n’avais encore fait que trois ou quatre mises en scène sans trop de rayonnement, la municipalité a cru en mon dossier. Elle a fait confiance à quelqu’un qui n’était pas connu mais qui avait un projet solide. Son soutien a été particulièrement appuyé pour les travaux. Les Plateaux Sauvages sont installés dans un bâtiment construit dans les années 60’ par Jean Dumont, un architecte dont les ouvrages épousaient leur quartier, à l’image de ce que faisaient Oscar Niemeyer et Le Corbusier. Le site a ensuite été partagé en deux blocs. Avec l’aide de l’architecte Étienne Charasson, nous avons fait en sorte de les réunir pour renouer avec le projet d’origine. Le chantier est allé plus loin que ce qui était prévu initialement. Au bout de deux ans, l’édifice avait retrouvé sa cohérence. Ses 3 000 m2 tout en rondeur se déplient sur trois niveaux distribués autour d’un patio arboré, avec des demi-niveaux où nous avons imaginé des espaces de convivialité et de travail. La Ville reste notre principal financeur, même si nous avons des recettes propres ainsi que le soutien de la DRAC Île-de-France. La CAF nous permet par ailleurs d’organiser des samedis en famille. Les parents qui n’ont pas les moyens de faire garder leurs enfants pour aller au spectacle nous les confient et ont le droit à des ateliers, des goûters ou des jeux de société pendant la séance. Nous faisons d’ailleurs en sorte d’avoir une programmation vivante pour les jeunes. Ils peuvent échanger de façon approfondie avec les artistes grâce aux quelque 800 heures d’ateliers organisés chaque année. Tandis que certains vont faire du cirque, d’autres apprendront à danser le hip-hop avec des chorégraphes. Ils croiseront peut-être les techniciens qui viennent accrocher une exposition ou un groupe de jeunes filles qui se contente de jouer aux cartes à la bibliothèque. Nous mettons l’accent sur la qualité de l’accueil afin de faire en sorte que tout le monde se sente bienvenue.
Comment être accompagné par Les Plateaux Sauvages ?
L. G. : A priori, tout artiste peut être candidat à un accompagnement, pourvu qu’il soit professionnel. Il faut aussi avoir un désir de transmission artistique, d’ouverture de son projet à différents publics. C’est bien sûr mieux de s’intéresser à notre structure et d’en connaître les modalités de programmation et d’accueil. Nous avons mis en place une foire aux questions qui dit tout de notre fonctionnement. Sans passer par un appel à projets ou de candidature, un artiste peut m’envoyer un message. Je lis chaque projet. Évidemment, je ne peux pas donner rendez-vous à tout le monde, des idées intéressantes peuvent ne pas entrer en résonance avec la programmation prévue pour les mois à venir. Enfin, la rencontre est importante. Les équipes que nous accueillerons vont passer plusieurs mois aux Plateaux Sauvages, elles ont donc tout intérêt à vouloir partager des choses avec bienveillance.