Hichem El-Garrach Balandin

Faire de l’usage une ressource

Hichem El-Garrach Balandin est chargé de développement, de plaidoyer et de lobbying chez Cagibig. Cette structure, née au milieu des années 2010 dans la région lyonnaise, se présente comme une plate-forme de mutualisation de ressources matérielles entre organisateurs d’événements au sens large du terme. Ce projet singulier réunit aujourd’hui plus d’une centaine de “contributeurs-utilisateurs” de son territoire d’implantation. Un véritable succès qui pourrait en inspirer d’autres, ailleurs en France.

Photo © Cagibig

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Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est Cagibig ?

Hichem El-Garrach Balandin : C’est un acteur de la mutualisation ; mutualisation que nous définissons comme la mise en commun de ressources et la planification de leur usage partagé. Notre structure n’intervient désormais que dans ce champ et nous avons arrêté toutes les prestations que nous proposions auparavant. Nous nous sommes recentrés sur la coordination d’un réseau d’acteurs territoriaux qui mettent en commun des ressources. Nous sommes là pour coordonner des investissements collectifs et planifier l’utilisation d’un parc commun alimenté à l’heure actuelle par une centaine de structures implantées sur le territoire de la métropole de Lyon et la Région Auvergne-Rhône-Alpes.

Votre périmètre d’intervention est donc essentiellement local ?

H. E-G. B : Oui, même si nous avons quelques utilisateurs à Paris, dans la Région Centre-Val-de-Loire, quelques-uns dans le sud de la France ou en Bourgogne-Franche-Comté, l’essentiel de notre activité reste très localisé sur le territoire de la métropole de Lyon élargie. Cela représente 80 % de notre activité. C’est une volonté assumée. Nous n’avons pas d’objectifs expansionnistes, même si nous avons beaucoup de sollicitations dans toute la France. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons mis en place un processus d’accompagnement et d’aide à la structuration pour aider d’autres acteurs comme Cagibig à se développer ailleurs. De plus, nous organisons chaque année des “Journées nationales des acteurs de la mutualisation” afin de contribuer à définir collectivement l’activité que nous portons. Car la “mutualisation” ne signifie rien de précis mais c’est pourtant l’un des mots qui est le plus utilisé actuellement dans le langage administratif, voire même entrepreneurial et écologique. Mais cela n’est associé à aucun encadrement réglementaire spécifique. Or, nous avons besoin de normes comptables et fiscales adaptées. Car notre activité consiste à mettre en commun des actifs, des moyens financiers et des ressources matérielles, voire humaines. Cependant, il existe aujourd’hui un flou juridique et réglementaire autour de ce type d’activité, y compris vis-à-vis des collectivités territoriales. Nous sommes toujours un peu dans le bricolage.

Sous quelles impulsions est né votre projet ?

H. E-G. B : La naissance de Cagibig, comme une grande partie d’initiatives de mutualisation, a des origines informelles. Ce sont d’abord des technicien.ne.s, des régisseur.se.s, qui se prêtent du matériel puis qui commencent par structurer cette démarche car elle nécessite des investissements, notamment parce qu’il faut disposer de locaux. Une première association est créée en 2011 sous le nom de Big Foot Production via laquelle ces acteurs mutualisent leurs ressources, tout en organisant des concerts et des festivals. En 2015, vient l’idée de normaliser ce processus pour l’ouvrir et y intégrer davantage de structures, aboutissant à la création de Cagibig. Jusqu’à 2019, l’expérience se poursuit avec un réseau très fermé. Une recherche de modèle économique se met en place, avec pour objectif de normaliser ces interactions. De trois contributeurs-utilisateurs en 2019, Cagibig est passé à plus d’une centaine en 2023.

Quels sont leurs profils ?

H. E-G. B : Nous sommes encore très marqués “Culture et festivals”, ce qui représente 70 % de nos contributeurs-utilisateurs ; soit des structures qui organisent des événements extérieurs, des concerts, des spectacles d’art vivant, … Nous commençons toutefois à observer une belle diversité de profil concernant les 30 % restants. Nous avons vite compris que l’écologie comprenait une notion d’écosystème : il ne s’agit pas de travailler sur une espèce en particulier mais sur un territoire dans son ensemble. Nous intégrons donc encore une importante cohorte “événementiel”. Mais celle-ci est constituée d’acteurs de l’événementiel politique, institutionnel, public et d’affaires. Ou encore des organisations humanitaires, la Croix Rouge faisant par exemple partie de nos utilisateurs. Nous intégrons aussi des entreprises, des associations de commerçants ou des associations engagées dans le domaine de l’écologie ayant des besoins temporaires de matériel. Nous travaillons beaucoup sur l’adaptation de notre modèle économique à des échelles industrielles. Toute une gamme de produits ou de services peut correspondre à un modèle économique de mutualisation. Nous avons beaucoup œuvré ces dernières années sur ces sujets au travers des groupes de travail, en particulier sur la notion d’économie de la fonctionnalité. Nous collaborons notamment avec Wobzs, un industriel fabriquant des gobelets et des contenants alimentaires. Nous développons et expérimentons avec lui la mise en œuvre d’un modèle de mutualisation à l’échelle d’une gamme de produits industriels.

Comment fonctionne votre plate-forme de mutualisation ?

H. E-G. B : Son fonctionnement est très simple : quelqu’un a un besoin, il nous contacte et nous voyons si le matériel est disponible. D’ailleurs, nous parlons plutôt de ressource. Car nous avons effectivement du matériel mais aussi du bois, de la moquette, du tissu, … 65 à 70 % de notre parc relèvent en fait du champ de la ressourcerie.

D’où vient cette ressource ?

H. E-G. B : Il s’agit d’abord d’acquisitions mutualisées, d’achats que nous allons effectuer collectivement. Parfois, la ressource peut être issue de dons effectués par des collectivités ou des entreprises. Elle peut également provenir de récupération. Mais nous n’allons pas faire les bennes pour ramasser trois morceaux de bois. Nous venons par exemple de mener une énorme opération de récup chez GL Events, chez qui nous sommes allés chercher quelque 800 néons. Nous recevons par ailleurs énormément de sollicitations concernant la mise en commun de ressources. Des organisateurs peuvent nous demander d’intégrer leur scénographie à notre stock. Nous avons ensuite à faire des choix, notamment en fonction de la place dont nous disposons. Il existe des contraintes physiques à la mutualisation car à la différence d’une ressourcerie classique, la ressource ne sort jamais de chez nous. Quand elle intègre Cagibig, c’est l’usage qui va être transmis à une activité de manière temporaire. Mais la ressource revient toujours au stock.

Comment intégrer Cagibig ? Faut-il être adhérent ? Payer une cotisation ?

H. E-G. B : Nous ne parlons pas d’adhérents chez nous mais de “contributeurs-utilisateurs”. La base de la mutualisation est le fait de contribuer à un parc commun. Si une personne ou une structure n’a rien mis en commun, elle ne pourra rien utiliser. N’importe qui peut intégrer Cagibig pour mettre de la ressource en commun, participer à une acquisition collective ou encore donner du matériel. Nous ne sommes pas regardants sur la typologie des structures. Notre modèle économique repose uniquement sur l’utilisation.

Quelle forme cela prend-il d’un point de vue juridique ?

H. E-G. B : Juridiquement, nous effectuons des prestations de mise à disposition de matériel et, d’une certaine manière, de la location. Nous avons une double comptabilité. Une officielle et normée, comme n’importe quel acteur économique et associatif, avec des entrées et des sorties. Et parallèlement, nous avons une comptabilité reposant sur des points. L’intégralité du matériel est une copropriété. Nous représentons le prorata de propriété de chaque personne qui a contribué à la constitution de ce parc. Quand quelqu’un utilise ses points, ceux-ci sont répartis entre les autres propriétaires qui les encaissent et qui peuvent les dépenser pour réutiliser du matériel.

Où et comment sont stockés le matériel et la ressource ?

H. E-G. B : Nous allons prochainement passer la barre des 1 000 m² dans l’ancienne usine de soie où se trouvent nos locaux, à Vaulx-en-Velin. C’est un très beau bâtiment industriel appartenant à la Métropole de Lyon. Nous pourrons y demeurer jusqu’à fin 2024. Nous sommes donc déjà en train de nous projeter dans l’après, car ces enjeux de stockage sont très importants pour nos contributeurs-utilisateurs. Certains sont de très grosses structures, comme les Nuits Sonores ou la Ville de Villeurbanne. Mais d’autres sont de tailles plus modestes, comme des collectifs d’artistes. Tout cela constitue une véritable diversité. La mutualisation a un réel impact sur leurs modèles économiques respectifs. D’abord parce qu’avec Cagibig, les contributeurs-adhérents font 80 % d’économies à besoins constants en quatre ans. Mais l’impact écologique du projet est aussi très important. Nous menons aussi plein de projets sur le territoire car nous sommes aujourd’hui bien référencés localement et nous travaillons avec un ensemble d’acteurs sur la possibilité de monter un pôle “d’innovation écologique et social” qui nous permettrait d’acquérir une stabilité et une visibilité à très long terme sur nos implantations respectives. Réfléchir à l’endroit où se trouveront nos locaux dans un an et demi est donc une importante responsabilité.

Comment s’effectuent les achats mutualisés ? Comment se prend la décision ? D’où vient-elle ?

H. E-G. B : Elle ne vient pas de nous car ce n’est pas notre argent qui est utilisé pour effectuer ces achats. Elle est issue d’un véritable travail coopératif avec les acteurs. Nous nous demandons d’abord si le matériel demandé est présent sur le territoire. Par exemple, nous n’achèterons pas de tables et de chaises. Cela n’aurait aucun sens d’un point de vue écologique, il y en a partout. L’important est de savoir quand elles sont disponibles. Nous travaillons plutôt sur les manques. L’une des premières grosses lignes d’investissement que nous avons monté concernait du matériel à destination des publics en situation de handicap. Il existait un vrai manque en la matière pour pouvoir accueillir dignement ces personnes sur le territoire. Nous avons bien avancé sur ce sujet. Nous disposons par exemple désormais d’un ascenseur PMR, d’une plate-forme adaptée de 60 m², d’un ensemble de rampes de différentes dimensions, … Nous travaillons beaucoup avec Inclusiv’Events, structure qui développe des cheminements pour les personnes en situation de handicap, y compris visuel. Actuellement, nous œuvrons plutôt sur des thématiques liées à l’énergie et au solaire. Nous réfléchissons à la création d’un parc de générateurs solaires et de matériels adaptés à ces générateurs. Nous nous penchons aussi sur la “cyclo-logistique” car nous avons conscience que le déplacement de matériel a un impact mais que les solutions de transport à vélo ne sont aujourd’hui pas adaptées à nos besoins.

Nous travaillons sur la base du schéma dit “de Schweitzer” : nous partons d’une sollicitation sur un sujet donné, puis nous interrogeons des experts de la thématique pour faire le point avec eux sur ce qui existe et comment nous pourrions améliorer la situation. Cela nous permet de préciser les choses. Nous allons ensuite voir les metteurs en marché pour leur demander s’ils ont ce que nous recherchons. Si ce n’est pas le cas, nous estimons le coût de fabrication de l’objet. Puis nous retournons vers nos contributeurs-utilisateurs en leur détaillant les propositions des experts et des metteurs en marché. Se pose alors la question des moyens financiers. Une acquisition mutualisée est un processus de 18 à 24 mois. Il faut donc l’engager pour des montants assez élevés et pour acquérir du matériel vraiment spécifique. Mais certaines opérations peuvent aller très vite. Nous avons par exemple un chapiteau et c’est un dossier qui s’est monté en trois jours. Les acteurs ont mobilisé l’argent, sont allés chercher les financements. Le chapiteau est actuellement utilisé par une structure dont la salle de spectacle est en travaux. Une fois le chantier terminé, il sera remis en mutualisation.

Vous considérez Cagibig comme une “ressourcerie”. Pourtant, son fonctionnement singulier diffère de celui des ressourceries culturelles “classiques”.

H. E-G. B : Les ressourceries culturelles ont aujourd’hui des taux de réemploi et de réutilisation conséquents. Mais une fois que le transfert de propriété a été effectué en dehors de la structure, que devient la ressource ? Notre idée d’origine était de pouvoir disposer d’une plate-forme permettant d’intégrer d’énormes volumes de déchets du milieu culturel et de les répartir ensuite entre les acteurs mutualisés de la ressourcerie de la région lyonnaise, souvent spécialisés dans des branches (bâtiment, électroménager, mobilier, …). Il existe par ailleurs de nombreux autres acteurs de la ressourcerie culturelle à Lyon : FIXART, Frich’Market, … Nous ne souhaitions pas ajouter une ressourcerie à une ressourcerie. D’autant que certaines structures ne sont pas spécialisées dans la Culture mais proposent également de la ressource qui intéresse les acteurs culturels (Mineka, les ateliers Emmaüs, …). Notre logique est plutôt de dire aux acteurs culturels de faire avec les ressources disponibles sur le territoire. Or, celles-ci ne se trouvent pas forcément au sein d’une ressourcerie culturelle mais plutôt chez des structures investies dans le retraitement. Nous pensons beaucoup à l’écoconditionnalité lorsqu’il s’agit d’argent mais il conviendrait aussi de réfléchir à cette notion en lien avec l’utilisation des ressources naturelles. Je ne sais pas si nous devons limiter un artiste dans sa création. En revanche, je constate que nous devons tous nous limiter dans notre manière de consommer les ressources naturelles. Serions-nous un jour capables d’estimer que faire avec la ressource disponible localement n’est pas une limite à la création, mais une façon de s’adapter à la réalité d’un territoire ?

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