“Qui som ?” de Baro d’evel

La matière dans tous ses états

Lors du Festival d’Avignon 2024, Qui som ? de Baro d’evel a créé l’événement. Présenté dans la cour du Lycée Saint-Joseph à guichet fermé et avec des listes d’attente impressionnantes, le spectacle continue sa tournée européenne avec le même accueil enthousiaste. Ici, corps, matières, mouvement et danse, figures acrobatiques, chant, humour, scénographie, son et lumière créent une forme hybride d’une grande inventivité, où l’énergie est le maître-mot. Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias abordent avec inventivité et dextérité dans la maladresse, les angoisses d’un monde qui s’est effondré et d’un nouveau monde que l’on rejette. Dans une scénographie vivante et en mouvement, la matière devient actrice.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Dans l’AS 223 (février 2019), Géraldine Mercier avait présenté ce duo de créateurs avec leur spectacle , présenté à Barcelone. Nous avions découvert ces deux artistes/circassiens dans un spectacle à la lisière de la danse, du théâtre et du nouveau cirque. Nous retrouvons cette fois-ci Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias avec dix autres interprètes sur le plateau de Qui som ?. Ce couple, qui crée ensemble depuis vingt-cinq ans, s’est rencontré au sein de la douzième promotion du CNAC (Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne) et a pris la direction de la Compagnie en 2006 avec un nom intriguant, Baro d’evel, une expression manouche qui signifie “Nom de dieu”. L’un est fils de clown, l’autre a grandi avec des animaux dont les chevaux et a commencé par le travail de la voix. “Nous sommes complémentaires. Camille s’est mise à l’écriture et la réflexion philosophique, et moi davantage dans le pictural et la recherche à l’intérieur de la matière”, explique Blaï Mateu Trias.

Qui som ? “Qui sommes-nous” en catalan, pose une question centrale : qui voulons-nous devenir ? Nous sommes déjà dans le monde d’après et ce n’est pas bon, alors il faut réinventer. Comment ? Grâce au collectif et au rituel. Pour Camille Decourtye : “Nous sommes dans une forme d’hystérie sur la question d’identité. Nous voulions poser cette question : ‘À quoi j’appartiens ?’. Qu’avons-nous envie d’être et de faire ensemble”. Blaï Mateu Trias précise : “Quel est le sens de continuer à faire du théâtre ? À travers les cérémonies et rites, la vie et la fête, la mort, pour nous, les pièces de théâtre doivent être des moments où nous sortons de l’ordinaire et qui nous rallient les uns avec les autres. La création de ce nouveau groupe pour ce spectacle a nécessité du temps de rencontres au plateau dans notre espace, avec des expériences collectives. Nous avons vendangé, avons fait une cuisson de céramique pendant toute une nuit. Puis des expéditions au Liban et un voyage au Benin nous ont plongés dans les rituels vaudou ; nous voulions connaître ces costumes où l’on se cache pour faire habiter les monstres”.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Gommer les frontières

Il y a des spectacles où toute description serait en dessous de la qualité de la représentation et réducteur de ce qui se passe sur le plateau. L’avant et l’après du spectacle sont aussi importants et renvoient à cette volonté de créer un rituel qui commence souvent dans le hall, d’inviter le public à festoyer avec la troupe à la fin d’une représentation. Le public emprunte des couloirs où des femmes et des hommes en noir, silencieux, sont positionnés à côté de vases en glaise. Ils sont les gardiens des pots de formes, couleurs et tailles différentes. Certains sont bruts, d’autres plus sophistiqués avec un mécanisme à l’intérieur. Ces pièces d’exposition sont créées lors des différentes résidences et voyagent avec les tournées. À la fin du spectacle, c’est un vent de soulèvement où la parole sort de la limite de l’espace scénique. Le public est embarqué avec la fanfare. En Avignon, c’était dans la cour du Lycée Saint-Joseph où les pots, créés et peints en direct, ont été proposés au public dans une ambiance conviviale. Grâce à un rituel festif, l’espoir renaît.

L’ancien monde est mort

Sur scène, à cour et à jardin, sont posées sur des socles des rangées de vases, ordonnés et fragiles. Blaï arrive, maladroit dans sa gestuelle, et nous devinons ce qui va arriver. Une poterie se brise et annonce les casses qui vont suivre, à l’image du monde qui s’effondre. Mais un tour de potier est là et il est possible de refaire le vase. “Une façon de ne pas se prendre au sérieux. Il y a quelque chose sur le savoir-être qui est important, savoir rire de soi en montrant sa fragilité.” Camille Decourtye est une madame Loyal qui essaye de maintenir avec dignité l’équilibre du plateau face au chaos, de rester debout quoi qu’il arrive. Les douze interprètes forment un groupe très compact qui n’arrête pas de glisser sur un liquide blanc, en essayant de chanter le Cum Dederit de Vivaldi. Les figures acrobatiques s’enchaînent. À plusieurs reprises, nous assistons à des danses jusqu’à épuisement. Puis, une masse inerte sur le plateau, appelée communément le mammouth, s’élève, sous la forme d’une montagne noire et à l’image d’un monstre qui avale tout. Elle flotte et bouge. C’est un mur perméable qui vomit des tonnes de bouteilles plastiques.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Le plateau guide la scéno

La scénographie influe sur la dramaturgie, le temps de son adaptation aux matières. L’écriture de plateau, cette technique basée sur le travail de jeu, a guidé la conception spatiale. “Le scénographe Lluc Castells est un des collaborateurs les plus présents puisqu’il crée aussi les costumes. Nous avons pensé ensemble cette scénographie qui s’est élaborée tout au long du processus. Pour la première fois, la scénographie s’est construite en même temps que la pièce. Dans Mazùt, l’espace était clair. Nous avions trouvé le mouvement de l’espace et avions posé la pièce à l’intérieur. Ici, c’était un peu plus vertigineux puisque le voyage scénographique n’est arrivé qu’à la fin. Nous avons fait cinq résidences dans des théâtres et avons maintenu le temps des recherches très ouvert. Le dispositif est arrivé lors de la cinquième résidence et le vrai mammouth à trois semaines de la première. Nous avions misé sur la recherche et la confiance du travail, ne craignant pas le deuil de ce que nous n’allions pas utiliser mais qui resterait présent dans le groupe. Nous savions que nous allions travailler avec l’argile, les bouteilles, le tissu et la toile, mais la manière dont ils allaient se répondre est arrivée très tard. Nous avons collaboré avec Benoît Bonnemaison-Fitte sur la couleur et la recherche des matières. L’idée de départ était d’avoir beaucoup de couleurs, ce qui s’est avéré compliqué. Tout est finalement gris et la couleur apparaît sur quelques pots.”

Une scénographie vivante

La scénographie paraît simple. Elle est composée d’un tapis de danse et d’un filet, orné de lanières de tissus, qui bouge pour finir en hauteur et se transformer en agrès. Ce filet a nécessité de nombreuses recherches volumétriques ainsi que pour sa mise en place, la manière de se déployer, le remonter et le faire vivre chaque soir. Deux techniciens restent à l’intérieur du mammouth et aident les artistes qui ont la charge de le faire bouger. Ce grand filet peut évoluer, s’élargir ou se rétrécir selon les lieux avec les deux extrémités qui se replient. Posée par terre sur des sacs de bouteilles au début du spectacle, cette masse de 200 kg est reprise par un moteur sur trois points. 15 m3 de bouteilles ont été récupérés dans une déchetterie ; elles ont été nettoyées et ignifugées une par une par toute l’équipe, il n’y a pas eu de mesures compensatoires. Il faut les regonfler régulièrement puisqu’à force de tomber dessus, elles s’aplatissent. Le tapis de 12 m x 12 m est modulable selon les plateaux, avec deux formats pour s’adapter à toutes les salles. C’est un plancher de danse Spectat sur balles de tennis, pour notamment avoir une couche de résonnance du son des pas. Des micros sont aussi installés sous les planchers et autour des pots en céramique. “Nous avons toujours voulu sonoriser l’espace et la matière de la scénographie.”

Photo © Christophe Raynaud de Lage

La matière comme personnage

Au centre de la dramaturgie et de la création de Baro d’evel se trouve la matière. Ici, elle aide à retranscrire la complexité du monde avec des mélanges improbables comme la terre et le plastique. L’argile est la matière qui représente le mieux la transformation du monde. Au début, le mammouth était constitué de chutes d’une montgolfière bleue qui a aussi servi à la création de six costumes. Mais cette toile plastique était impossible à ignifuger et encore une fois aucune mesure compensatoire n’était possible. Un tissu d’un kilomètre sur 2,50 m a alors été acheté, qu’il a fallu découper en bandes et attacher au filet. “Ce qui est normal dans tout processus, sauf que nous étions à un mois de la première avec tous les chantiers qui devaient avancer en même temps. L’idée de départ était d’avoir un nuage qui allait s’envoler. La présence de grils dans les différents lieux le rendait possible, mais la matière était trop lourde. Nous n’avons eu que des échecs qui nous ont poussés à inventer. Nous avons alors décidé de l’aborder comme une masse. Notre force est que nous sommes douze personnes et par ce groupe, nous sommes capables de déplacer des montagnes. Nous n’avons probablement pas donné assez d’importance à la technique ; nous ne voulions pas qu’elle prenne trop de place donc, instinctivement, nous sommes arrivés à quelque chose de facile à produire.” L’envie de la céramique était présente depuis le début mais c’est un sujet en soit. L’argile prenait sens par sa réutilisation, spectacle après spectacle. Les références à May B de Mathilde Monnier ou à Joseph Nadj et Miquel Barcelò, à Kantor, ont souvent été évoquées. “Ce sont des artistes qui nous ont donné envie de faire. Lorsque nous avions créé Mazùt, nous n’avions pas encore vu May B. Beaucoup de choses ont déjà été faites, ce n’est pas un frein tant qu’on se l’approprie.”

L’atelier de céramique

Que se passe dans les coulisses ? Un atelier de céramique y est installé et se déplace avec le spectacle. Sébastien de Groot, céramiste, s’est installé dans l’atelier, accompagné de Benjamin Porcedda qui s’occupe aussi des accessoires. L’atelier est composé d’un tour de potier, d’une table pour préparer les peintures à base de barbotine et de pigments, et d’une table pour battre la terre (les pièces font minimum cinq kilos), d’un chariot de préparation pour entreposer les pièces de la mise du soir par deux comédiens et le régisseur plateau, d’une armoire doublée en polystyrène afin que les pièces en terre gardent la bonne consistance le plus longtemps possible, d’une machine pour recycler l’eau. La terre utilisée est la faïence normande. Les dix-huit pièces se fabriquent tous les jours pour le spectacle du lendemain car elles ne seraient pas à la bonne consistance le soir-même. Sébastien de Groot explique : “Nous commençons à tourner à 14 h 30 jusqu’à 20 h. Nous avons donc un jour de jeu. La boudineuse avec une vis sans fin permet de recycler la terre utilisée la veille. Nous passons toute la terre à l’intérieur pour l’homogénéiser. Ainsi, quand nous commençons à battre la terre à la main, il y a moins de bulles d’air. Nous la repassons plusieurs fois et rajoutons de la barbotine et de la terre que nous sortons à chaque fois que nous tournons. L’avantage est d’avoir toute la série d’un après-midi de tournage de la même consistance et le geste de la main reste le même. Nous passons du temps à recycler jusqu’à ce que toute la terre devienne homogène”.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

La poterie

La poterie est une seconde peau. Chaque pot est conçu à la dimension de la tête des comédiens. Cela a nécessité un an et demi de recherches sur la consistance de l’argile, sa forme et sa transformation en relation avec la scénographie, puis un long travail avec les comédiens pour qu’ils s’approprient la matière. “Maintenant, ils arrivent naturellement à attraper un pot. Chaque pièce est faite à la mesure des comédiens, avec une esthétique qui a été définie au fur et à mesure des résidences. Il est très important que les formes, à la fois droites et anguleuses en bas, soient respectées. Nous avons fait un travail important avec la lumière parce que le moindre défaut sur les pots est amplifié sur le plateau.”

Qui som ? est la première pièce d’un triptyque. Suivront Qui soc ? (qui suis-je ?) et On som ? (où sommes-nous ?) que nous suivrons avec curiosité et enthousiasme.

– Conception et mise en scène : Baro d’evel (Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias)

– Collaboration à la mise en scène : Maria Muñoz et Pep Ramis (Mal Pelo)

– Collaboration à la dramaturgie : Barbara Métais-Chastanier

– Scénographie et costumes : Lluc Castells

– Création lumières : María de la Cámara et Gabriel Pari (Cube.bz)

– Collaboration musicale et création sonore : Fanny Thollot

– Collaboration musicale et composition : Pierre-François Dufour

– Recherche des matières/couleurs : Bonnefrite

– Ingénieur percussions céramiques : Thomas Pachoud

– Régie générale : Romuald Simonneau

– Céramiste : Sébastien de Groot

– Accessoiriste, céramiste : Benjamin Porcedda

– Régie plateau : Mathieu Miorin

– Régie lumières : Enzo Giordana

– Régie son : Chloé Levoy

– Habilleuse : Alba Viader

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