Le Palais de Tokyo : source et grotte de l’exposition “La République (Cynique)”

Au Palais de Tokyo, une exposition se renouvelle à chaque journée commencée et pendant trois semaines grâce à des ressources dématérialisées (partitions, protocoles, films et pièces sonores) provenant des collections du CNAP (Centre national des arts plastiques) et celles de la collection Kontakt de Vienne. Rencontre avec le commissaire d’exposition Pierre Bal-Blanc, et avec Jonathan Ratovoarisoa et Samuel Razzano, régisseurs son d’une exposition hors cadre.

“La consigne majeure, c’est l’adaptation.” Jonathan Ratovoarisoa

Vue de l’exposition La République (Cynique) – Photo © Aurélien Molle Courtesy, Palais de Tokyo, CNAP, Kontakt

Une exposition consacrée à l’art de la performance s’ouvre mi-novembre au Palais de Tokyo, lieu des arts contemporains à Paris. Inauguré en 1937, passé dans les mains de nombreux projets, il est conçu au début des années 2000 après les travaux menés par Lacaton et Vassal comme étant le réceptacle d’œuvres d’arts plastiques, entre autres. Et c’est la première question qui s’est posée : comment scénographie-t-on une exposition de “l’entre autres” ? Une exposition où aucune œuvre matérielle de type peinture ou sculpture n’est présentée ?

Vue de l’exposition La République (Cynique) – Photo © Aurélien Molle Courtesy, Palais de Tokyo, CNAP, Kontakt

C’est en partant d’un paysage d’une peinture de Nicolas Poussin installée au Louvre, Paysage avec Diogène (1648), que Pierre Bal-Blanc a construit la scénographie de son exposition. Il nous explique que cette scène s’inscrit dans le paysage de l’Attique, au bord des rives de l’Ilissos à Athènes, où trône en haut du piton rocheux non pas son célèbre Parthénon mais le Belvédère de Rome. Un geste qu’il explique comme une référence au lieu qui a accueilli l’idée fondamentale de collection, que le Pape Jules II avait initié. Il est ainsi le lieu du proto-musée, lançant le concept de collection, d’accumulation. Le Palais de Tokyo, conçu comme un anti-musée, sans collections, sans white cube, sonne ainsi comme ce contre-espace cynique et idéal.

Vue de l’exposition La République (Cynique) – Photo © Jeff Wall Production Courtesy Hot Wheels Athens London

L’espace intronisant l’exposition se compose d’une reproduction-gravure d’Étienne Baudet (2017) de la peinture de Poussin, de six banquettes au centre et des quatre murs du bâtiment. Texte d’introduction, textes explicatifs de la provenance des œuvres de deux collections publiques et distinctes, semainiers et fragments cyniques sont les éléments et forment la matière réflexive à l’œuvre de l’exposition. Si dans la peinture occidentale les fragments cyniques ont été la source d’énormément d’inspirations chez les peintres, Pierre Bal-Blanc a repris cette idée : à la place d’être au belvédère, nous partons de ce point haut au N+0 de l’exposition et pénétrons grâce aux escaliers dans une sorte de cave N-1. Nous rejoignons ainsi Diogène et l’enfant près des rives. Il nous explique : “J’aimais comprendre cette exposition par le biais de cette descente, de cet acte qu’il faut aussi comprendre physiquement parce que le cynisme ancien n’est pas seulement une expérience rhétorique/mentale mais aussi physique”.

Vue de la performance AER avec Anton Skaaning Thomsen (Kontakt Collection) – Photo © Jeff Wall Production Courtesy Hot Wheels Athens London

L’espace de la grotte se structure grâce à la mise en forme des protocoles issus des collections. Ainsi les six banquettes de l’étage du haut se retrouvent également ici, et sont le fruit de l’œuvre Auditorium de Franz West (1992) des collections du CNAP. Pierre Bal-Blanc explique qu’en tant que protocole, “ces tapis ne sont pas particulièrement précieux, ils peuvent être changés, mais également faire l’objet de différents supports, peuvent être l’endroit où l’on dort, ils vivent l’exposition”. Une flaque d’eau qu’il faut alimenter tous les jours est également l’œuvre-protocole Eau de Rouen (1995) de Markus Geiger et rappelle les rives de l’Ilissos du tableau de Poussin. L’espace boit ainsi littéralement l’exposition. Très proche de cette flaque d’eau, nous faisons face à un barrage de chaises qui scinde et structure l’espace du N-1 en deux. C’est une œuvre de l’artiste Dominique Mathieu créée initialement au Centre d’art contemporain de Brétigny-sur-Orge en 2009. L’idée était de construire une Barricade d’où son titre, à partir de mobiliers en circuit court, avec l’aide d’objets trouvés ici, dans l’environnement du Palais de Tokyo ; il est ainsi collecté toutes sortes d’objets en vue de sa construction, offrant aussi une contre-histoire du design très cynique et scénographique.

Vue de l’exposition La République (Cynique) – Photo © Aurélien Molle Courtesy, Palais de Tokyo, CNAP, Kontakt

De l’autre côté des barricades, un espace de béton brut, résonnant de façon un peu garage, sans aucun traitement acoustique, nous accueille. Équipé d’une console Yamaha QL1 raccordée en RJ45 à un RIO1608-D2 de 16 entrées et 8 sorties, quatorze enceintes et cinq subs de la marque L-Acoustics ont été installés afin de sonoriser les différentes performances. Si la régie se situe dans un espace discret de la pièce, le réseau Dante communique avec le RIO qui est lui situé au centre de l’espace, accompagné de ses deux amplis LA4X. Chacun de quatre canaux, ils alimentent les enceintes touchant l’ensemble de l’espace de performance. Les protocoles qui font œuvres-objets jusqu’ici sont évidemment l’objet de performances dans tous les espaces de l’exposition et notamment dans ce dernier. En témoigne la pièce Solo – Nature Study Notes – 1969-2019 de l’adaptation faite à Athènes en 2021, dont les tapis noirs reproduisent le plan au sol de la galerie en Grèce et redonnent ainsi une spatialisation à la performance. Cette pièce est de nouveau un protocole dématérialisé et celui-ci se retrouve directement à même les vêtements de la performeuse Georgia Sagri qui active donc les instructions données, et des deux musicien.ne.s qui suivent les partitions inscrites sur leurs propres vêtements aussi.

Solo – Nature Study Notes – 1969-2019 [Athens Version] avec Georgia Sagri – Photo © Jeff Wall Production Courtesy Hot Wheels Athens London

Sans plan, modélisation ou même maquette de montage de l’espace d’exposition, les décisions sont prises dans l’espace, et c’est justement là toute l’adaptation du Palais de Tokyo. Ici, le bâtiment à toute sa place, il est paysage et l’expression d’une scénographie. Ici, il est une sorte de “copie de copie” chère aux cyniques et à Pierre Bal-Blanc. Il est pleinement approprié et laisse libre court à l’imagination, aux dynamiques et rapports entre publics, œuvres et interprètes. Le vœu de faire du Palais de Tokyo, à l’origine de sa rénovation, un “lieu ‘non-stop’, libre, public, pluriel, métissé, mobile, en activité permanente”,(1) s’accomplit ainsi toujours deux décennies plus tard.

(1) EGG, Anne-Laure. “Monumentale ré-génération”, Architecture intérieure crée, 2002 (n° 302), p. 76-81

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