Un habit pour Cyrano

Carnet de création

Toutes les photos sont de © Christophe Raynaud de Lage – Coll. Comédie-Française

 Alexia Crisp-Jones crée des costumes pour le cinéma, les séries, la danse et le théâtre. Après sa nomination aux Césars pour le film Tournée de Mathieu Amalric, elle continue joyeusement et passionnément de se dévouer à la conception, imaginant des univers vestimentaires originaux et exigeants. Elle nous conte ici la trajectoire de l’élaboration des costumes de Cyrano de Bergerac, mis en scène par Emmanuel Daumas à la Comédie-Française fin 2023. Carnet de création…

Novembre 2022

Emmanuel Daumas me fait un beau cadeau, dix ans après notre première collaboration (Anna au Théâtre du Rond-Point) : il me propose de créer les costumes de Cyrano de Bergerac pour la Comédie-Française. Mon cœur bat à tout rompre, j’ai peur. Demain j’ai quarante ans. Malgré quelques créations pour la danse contemporaine ces dernières années, j’ai plutôt déserté les plateaux de théâtre pour ceux du cinéma, des costumes faits pour être vus de très près, en gros plan, où il est possible de refaire à l’infini la prise si le résultat ne nous convient pas.

Décembre

Je me replonge avec délectation dans la lecture de la pièce. Le soir, je lis des passages à haute voix à mon amoureux. Je revois des captations d’anciennes mises en scène, des films aussi. J’écoute des podcasts, achète des livres sur le costume Louis XIII, Richelieu, Les Mousquetaires. Je me sens toute petite devant une grande montagne. Emmanuel n’habite plus à Paris mais nous échangeons très souvent au téléphone. Il me parle de sa passion du romanesque, des films de capes et d’épées, évoque Méliès, le début du cinéma, le monde de l’illusion. Il imagine ce que serait l’écriture de cette pièce au XXIe siècle. Qui seraient les cadets ? Que nous raconte Cyrano aujourd’hui ? Et Roxane dans tout ça… Le nez de Cyrano prend de la place dans nos échanges. À quoi ressemble un nez qui empêche de vivre ? Un nez si affreux existe-t-il vraiment ? Souvent, je ressens une certaine résistance quand je regarde d’anciennes adaptations, je trouve que les nez ne fonctionnent que de profil, comme Pinocchio, mais perdent leur monstruosité de face. Rapidement, Emmanuel m’envoie une illustration de jeunes conscrits de la guerre de 14 qui, pour tromper l’ennui, la peur et le désespoir, s’amusent à faire du théâtre. Ces fiers guerriers se travestissent pour affronter la noirceur du monde. Munis de jupons, de masques et de dentelles, ils trompent la mort. Curieusement, cela fait écho avec le costume porté sous le règne de Louis XIII dont Edmond Rostand fait souvent référence dans son texte :

Le Vicomte :Ces grands airs arrogants ! Un hobereau qui…qui…n’a même pas de gants ! Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !”.

Cyrano :Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances. Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet, Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet”.

Emmanuel veut travailler avec peu de comédien.ne.s ; mis à part Laurent Lafitte (Cyrano), Jennifer Decker (Roxane) et Yoann Gasiorowski (Christian), il n’y aura que neuf comédiens pour se partager l’intégralité de la distribution et tous seront des hommes. La direction s’affine de plus en plus quand je fais la rencontre de la scénographe Chloé Lamford. Elle est Anglaise comme moi, et nous avons une passion commune pour les couleurs pastel, l’humour tendre et la réactualisation contemporaine des époques passées. Son approche touche à la féérie, nous sommes au théâtre dans le théâtre, un nouveau décor pour chaque acte. Les trois premiers seront joyeux, poudrés, colorés : nous passerons de l’Hôtel de Bourgogne gorgé de dorures à la pâtisserie de Ragueneau teintée de couleurs douces dégoulinantes de crème, à un jardin merveilleux où s’épanouiront devant nous les amours contrariés du trio Roxane/Christian/Cyrano, sous l’œil bienveillant d’une grande lune sculptée. La rupture viendra à l’acte 4, le siège d’Arras, sombre, sobre, quelques lits superposés, rouillés, une lumière crépusculaire ; enfin l’acte 5, débutant par un simple bord plateau, puis un dispositif très léger en noir et blanc, nous plongeant dans l’extrême solitude des personnages. La fête est finie, partez il n’y a plus rien à voir.

Janvier

Le temps du théâtre et celui du cinéma ne sont pas les mêmes. En fiction, dans un temps très court, nous fabriquons toute l’esthétique d’un film dans l’urgence, à bout de souffle. C’est devenu mon quotidien. Au théâtre, j’ai l’impression que le temps s’étire à l’infini ; ce luxe me fait peur, je dois réinventer mon regard, aménager du temps où je remets en question mes convictions, mes certitudes, là où au cinéma je ne convoque que mon instinct. Je me donne un mois pour dessiner et documenter tout mon projet. Très vite, mon bureau est constellé d’images de costumes anciens, de photos de défilés de Vivienne Westwood, de planches de broderies traditionnelles, de gravures d’armures médiévales, de photos d’archives d’officiers jouant aux cartes dans des casernes, de toréadors brodés et ouvragés. J’ai trouvé mon Cyrano ! Dans une coupe Louis XIII modernisé (coupe historique pour le pourpoint mais jambes fuselées), un Cyrano/toréro portera du début jusqu’à la fin le même costume. Jouant de la mort avec panache, bravant les conventions, électrisant les foules mais à l’opposé de l’habit de lumière traditionnel, les broderies et les ornementations seront très fatiguées, patinées, usées.

Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,

Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc

Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce

Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?

Non, merci.

Cyrano, Acte II

Je classe les autres personnages par groupe : les marquis et les bourgeois, les pâtissiers et les poètes, les cadets à la ville comme à la guerre. J’étire les lignes XVIIe sur les pourpoints ou les chemises, mais je modernise la forme en éliminant les hauts de chausses, les culottes bouffantes, les bas trop lourds. J’aspire à une gamme de couleurs macarons Ladurée, je dessine beaucoup de rubans et de dentelles, mais je les imagine en voile léger et transparent. Sur la crête, entre féminin et masculin, je rêve d’une création où le genre se trouble pour mieux se retrouver. Pour faciliter les changements rapides, j’intègre aux différentes silhouettes des dessous en jersey faisant référence aux sous-vêtements militaires du XXe siècle, clin d’œil à l’image des jeunes conscrits. Concernant Roxane, j’imagine un costume nouveau pour chaque acte. Telle Catherine Deneuve dans Peau d’Âne, une immense robe dorée pour débuter qui tour à tour se détache et se confond dans le décor ; à l’acte 2, un casaquin et un jupon rose pâle à grand ruban jaune safran, puis une simple robe de dentelle moirée portée sous un manteau rose brodé de pétales.

Eh bien ! Montez cueillir cette fleur sans pareille…

Rupture

Le siège d’Arras à l’acte 4 me pose question car Emmanuel désire une rupture radicale avec l’esthétique bonbonnière du début, il n’a pas envie d’édulcorer le moment. Il me parle de chant basque, de litanie. Chloé propose d’utiliser la cage de scène brute comme fond pour le décor et de placer une rangée de corps/ombres qui pendent au lointain, évoquant les victimes de la guerre. Roxane arrive au camp après un voyage éprouvant :

Comment j’ai retrouvé l’armée ?

Oh ! Mon Dieu, mon ami, mais c’est tout simple :

J’ai marché tant que j’ai vu le pays ravagé.

Ah ! Ces horreurs, il a fallu que je les visse

Pour y croire !

Je bute longtemps sur son costume jusqu’à repenser à des photos d’une série mode où l’actrice Tilda Swinton est habillée en Jeanne d’Arc moderne. J’assume donc. Même à la guerre, Roxane restera une précieuse. Je dessine rapidement une robe armure et un manteau brodé de plumes blanches, archange de l’amour arrivant sur le champ de bataille. Enfin, à l’acte 5, une robe longue dans des tons blancs ; enfermée chez les sœurs, en contre-pied du noir, elle évoluera sur le plateau comme un spectre.

Le personnage de De Guiche sera outrageusement décoré, celui de Ragueneau mi-poète/mi-rockstar, et Christian passera d’un costume maladroit et ampoulé à celui de cadet. Montfleury me passionne : comment traduire le ridicule du personnage ? Je dessine un costume de paon, qui fait la roue à chaque fois qu’il essaie de prendre sa place.

Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire, se prescrit à soi-même un exil volontaire.

Document © Alexia Crisp-Jones

Mars

À la Comédie-Française, il est coutume de présenter son projet devant l’ensemble des équipes, et cela plusieurs fois… Une sorte de grand oral très solennel… Chouette. Sous le regard impassible de Molière, je me trompe de fichier numérique, présente la version non corrigée où il y a des coquilles, les illustres cadets de Gascogne deviennent les cadets de Bourgogne, l’ordre des planches laisse à désirer. Mais pour quelle raison ai-je décidé de m’habiller en tenue traditionnelle du Rajasthan ce matin ?

Juin

La cheffe du département costumes, Sylvie Lombart, étudie les maquettes. Nous établissons la liste des pièces qui seront à fabriquer et celles qui seront adaptées du stock. Découvrir des nouvelles réserves de costumes est une immense source d’inspiration. Tant de choses ont déjà été pensées, fabriquées… Dans le contexte actuel des réductions de budget, ainsi que dans une pensée écologique, passer du temps à farfouiller dans les créations d’autrefois me semble être un passage évident. La réserve de costumes de la Comédie-Française est un lieu hallucinant. Isabelle Benoist, qui gère le stock, est d’une aide précieuse car elle est capable, à l’œil, de dire si une veste ou un pantalon sera adaptable à un nouvel acteur, comme si elle avait mémorisé les mensurations de chaque comédien passé au Français ces cent dernières années. Après les réserves, je découvre le Graal : les ateliers. Nichés au 6e étage du bâtiment, sous les toits, en plein centre de Paris, se cache le cœur du réacteur de la création costumes. Il y a Lionel Hermouet et Valérie Codjia-Dansaert à l’atelier femme, Sébastien Espargihe et Anne-Marie Lignard au tailleur, Lisette Rodrigues à la lingerie et Maureen Raffegeau aux chapeaux. Chaque département employant évidemment un nombre important de costumiers.

Document © Alexia Crisp-Jones

Juillet

Il fait chaud sous les toits de Paris, je fatigue un peu, bientôt les vacances. En parallèle de ce travail de fond sur Cyrano, j’ai, depuis janvier, fait les costumes d’une série de Just Philippot, ainsi que ceux de l’adaptation à l’écran de la vie de Maria Schneider par la réalisatrice Jessica Palud ; et, pour finir en beauté, je reprends la deuxième saison d’une série jeunesse qui se passe à l’Opéra Garnier. Mais, consciente de ma chance, j’en profite jusqu’au bout. Sylvie a trouvé un lot de tissus anciens, des vieilles robes trop fragiles pour être portées mais desquelles nous pouvons prélever les décorations, des capes ornementées, des métrages de tissus fatigués mais scintillants. Au milieu de ces trésors, un coupon de lainage vert amande brodé de fil métallique. Je meurs de beauté. Cyrano a trouvé son identité ! Sébastien avance sur la coupe des cadets. Il faudra un jeu de deux pourpoints par acteur, un propre pour les trois premiers actes, un autre artificiellement abîmé pour le siège d’Arras. Nous trouvons un beau lin, rustique et élégant. L’atelier préfère réaliser les matelassages à la main. Pas de doute, je suis à la Comédie.

Septembre

La pression monte d’un cran : première lecture, les répétitions débutent. De nouveau nous nous présentons devant la Comédie pour parler de notre projet. Cette fois-ci, pas de bêtises, je suis rodée, j’ai même ma carte de cantine… Mon assistante Pauline Juille débute aussi. Nous avançons sur les attributions de tissus, je continue à trouver mon bonheur dans les réserves. Montfleury est au cœur des discussions. Je m’obstine un peu : même si c’est compliqué, j’aimerais vraiment que Nicolas Chupin, qui interprétera le rôle, puisse à sa guise ouvrir et fermer sa roue de paon. Un carcassier est appelé à la rescousse, il s’occupera de la structure et nous du recouvrement. Le premier essayage de Laurent Laffite se passe bien. Chez la femme, la grande robe de Roxane prend toute la place.

Document © Comédie-Française

Octobre

Dans l’espace aménagé pour moi, toutes les maquettes épinglées au mur sont recouvertes d’échantillons de tissu, des fleurs en soie multicolores traînent sur mon bureau à coté de boîtes débordantes de vieilles dentelles. Les pourpoints des cadets sont tous montés. Après avoir hésité un long moment, les hauteurs de basques sont bien définies. Un peu trop court, pas tout à fait assez long. Cette ligne de masculin/féminin prend forme. Sébastien a réussi à couper les deux pourpoints de Cyrano dans le morceau d’étoffe ancienne. À la femme, Lionel coupe les robes des marquis. On dirait un bouquet de fleurs dans un jardin anglais, bleu clair, vert d’eau, rose poudre, violet. La cape de Roxanne avance. Le corps sera dans le même lin que celui des cadets puis recouvert par la plus extraordinaire des dentelles perlées. On dirait une armure de fleurs métalliques, l’esprit de Tilda rode… Les essayages s’enchaînent, les acteurs sont comme des statues, ils ne bougent pas d’un pouce. Je n’ai jamais vu cela. Angèle Béraud, qui travaille avec moi sur les films, accepte de venir faire de la patine. Emmanuel passe souvent voir l’avancement à l’atelier. Son enthousiasme me rassure. Au sous-sol, les répétitions continuent, les joggings ont été oubliés au profit de costumes de répétition… L’horloge tourne.

Novembre

Les répétitions en costumes et avec le décor commencent dans deux semaines. À l’atelier, nous appliquons à la main les plumes et galons, des décors de bouquets de fleurs naissent sur les marquis. Les bottes nous ont été livrées. Angèle s’est lancée dans la patine du costume de Cyrano. J’aimerais que l’usure du vêtement ne ternisse pas l’étoffe mais vienne plutôt rajouter de la lumière. Polir plutôt que détruire. De même pour les costumes de cadets en acte 4. La fatigue et l’extrême précarité doivent se sentir très fortement sur la silhouette, mais plutôt comme le dernier cri du cygne avant de mourir, un dernier éclat de lumière avant la fin de jour. Je lui montre le travail de l’artiste Kathleen Ryan, particulièrement des photos de l’exposition Bad Fruit. Angèle est mon amie et par chance elle comprend parfaitement mon langage.

Mi-novembre

Les premiers costumes arrivent enfin au plateau. Dans ma tête rien ne va plus. J’ai l’impression qu’une armée de créateurs de costumes me regarde en faisant les gros yeux. Pas de temps pour les vertiges, je suis présentée à l’équipe habillage. À l’épreuve du plateau, de nouvelles problématiques naissent : les changements rapides, le poids de la cape de Cyrano, Montfleury et son paon. La création des maquillages commence aussi très sérieusement, Céline Regnard travaille des teints angéliques, lumineux, le nez de Cyrano est posé. L’adorable perruque courte de Roxane éclaire le plateau. Laurent enchaîne les sauts en tyrolienne, le harnais trouve sa place, rien ne se voit, c’est magique. Pauline, qui a une longue expérience en habillage, prend le relais pour que je puisse continuer à avoir du temps à l’atelier pour poser les dernières décorations, une ultime plume, un dernier strass. Au fond, j’ai peur que le rêve se termine, que la bulle éclate, que mes costumes soient vus.

Décembre

Sous les toits de la place Colette, les bouchons de champagne s’écrasent au plafond, c’est le soir de la couturière. Je n’en mène pas large. Lionel, Valérie, Pauline, Sébastien, Anne-Marie, Lisette, Angèle, Magdalena, Isabelle… Je suis émue. C’est hyper fort. Emmanuel, Chloé et moi convenons qu’à défaut que notre Cyrano soit aimé, il est le nôtre, singulier, délicat. Les héros virils d’autrefois dévoilent leurs parts d’ombre, Roxane retrouve une place nouvelle. Soir de première à la Comédie-Française, la salle est pleine à craquer, ma famille est là. À l’atelier femme, devant un miroir, je réajuste mon maquillage, un an s’est écoulé depuis l’appel d’Emmanuel. Nous nous tenons tous par la main pour les saluts. Je suis au sommet de la montagne.

Cyrano de Bergerac

– Mise en scène : Emmanuel Daumas

– Scénographie : Chloe Lamford

– Costumes : Alexia Crisp-Jones

– Assistanat aux costumes : Pauline Juille

– Lumières : Bruno Marsol

– Musiques originales et son : Joan Cambon

– Réglage des combats : Jérôme Westholm

– Collaboration artistique : Vincent Deslandres

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