Un laboratoire de la création musicale
Du 3 au 12 mai 2024, le GMEM (Groupe de musique expérimental de Marseille) présentait Propagations, son festival de toutes les musiques de création et expérimentations sonores. Instruments connus ou inouïs, dispositifs immersifs de diffusion, transformation du son, pluridisciplinarité artistique se combinent et s’agrègent pour proposer une expérience du sonore sous toutes ses formes, et ce au cœur de la Friche la Belle de Mai où le GMEM s’est enraciné, mais aussi dans tout Marseille. Nous nous intéresserons cette fois-ci plus particulièrement à Fixin, l’installation-concert de Sylvain Darrifourcq, et au spectacle d’Alvise Sinivia, En mon for intérieur.

Fixin – Photo DR
Un festival éclectique
Propagations, festival d’art sonore et de création musicale, a pris la suite du festival Les Musiques depuis 2021 et se déroule au cours d’une dizaine de jours, pendant le mois de mai. Ce nom correspond bien à la démarche du GMEM et de son directeur Christian Sebille qui tendent à ouvrir les portes à de nouveaux langages, à la recherche qui participe à l’invention d’outils et de dispositifs, croise les champs artistiques, le développement technologique et numérique, et crée un lien fondamental entre les équipes artistiques et les laboratoires.
“La recherche, la formation professionnelle ou encore la pratique amateur y côtoient les installations et les formes les plus abouties qui font la création d’aujourd’hui et le répertoire de demain.”
Christian Sebille
Cette année étaient présentés, par exemple, du cinéma “augmenté” avec Compositions sonores pour cinéma expérimental de Javier Elipe Gimeno avec la participation d’étudiant.e.s, du ciné-concert, des DJ sets expérimentaux, des concerts comme Totems électroacoustiques de Mario Stroppa, que l’artiste définit comme de “l’électronique de chambre”, ou la performance de Bastien David avec Les Métamorphoses, première œuvre composée pour le métallophone, instrument de percussion de 15 m de circonférence en accordage micro-tonal au 1/12e de ton, pour ne citer qu’eux tellement la programmation fut riche et éclectique !

Fixin – Photo DR
Fixin : invention de la méta-batterie
Fixin est une installation protéiforme impressionnante, créée par le batteur Sylvain Darrifourcq avec Nicolas Canot pour la partie électronique et logiciel, dans laquelle le percussionniste, multi-instrumentiste, improvisateur et compositeur questionne le rapport du corps à l’automatisation et à la répétition du geste à travers un univers sonore minimaliste et immersif. Dans la continuité des recherches ouvertes avec le Miles Davis Quintet!, Sylvain Darrifourcq construit une sorte de “méta-batterie”, un véritable prolongement de l’instrumentiste, dont les éléments (toms, grosses caisses, caisses claires, …), pour certains préparés et stimulés par des moteurs, sont éparpillés dans l’espace. Le résultat sonore est proche d’une musique industrielle : timbres métalliques, mécanique répétitive, superposition des couches rythmiques. Plongée dans l’obscurité, l’installation se révèle petit à petit grâce à un dispositif lumineux minimaliste et épileptique ne dévoilant que rarement l’ensemble du plateau. Fixin Installation, quant à elle, exclut toute participation active du musicien. Tout est automatisé et le public déambule dans un espace où ses propres déplacements fabriquent un équilibre sonore particulier. Le résultat est saisissant tant nous nous laissons porter par une musique presque hypnotique sans interprète. Nous distinguons seulement l’agitation des moteurs électriques posés sur les éléments de batterie alignés telles des statues païennes. Puis nous sursautons tandis que les percussions se mettent à claquer à cause de notre déplacement, en synchronisation avec des flashs de stroboscopes !
Sylvain Darrifourcq : L’idée originelle du projet est le résultat de réflexions sur ma pratique musicale. Depuis quelques années, je travaillais à réduire mon geste musical à une pulsation répétée, dénuée de toute expressivité, quasi “machinique”. Ce travail, je l’ai développé avec d’autres musiciens. Il m’est alors apparu pertinent de me confronter à la régularité de la machine commandée numériquement.
Nicolas Canot et Max Lance ont ainsi développé un système de moteurs enchâssés sur les toms de batterie, pilotés par informatique pour jouer directement sur les percussions.
Nicolas Canot : L’ensemble du système Fixin a été conçu pour être écrit et piloté directement depuis Ableton Live, utilisant uniquement le protocole MIDI. L’idée était de simplifier la tâche à Sylvain Darrifourcq en profitant de l’interface très intuitive de Live ainsi que de ses modes d’écriture très souples.

Les Métamorphoses de Bastien David – Photo © GMEM
Concernant les moteurs (solénoïdes, moteurs CC, faders motorisés, vibreurs, …), la solution choisie a été celle du MIDI via Ethernet. Plutôt que RTP MIDI ou OSC, la solution retenue a été celle d’un boîtier BomeBox de chez Bome Software qui permettait une transmission du signal MIDI via un Ethernet avec de grandes longueurs de câble RJ45, sans perte de données ni latence. Une fois correctement configuré, ce boîtier est totalement “plug & play”. Le pilote MIDI est un micro-contrôleur Teensy 3.6 de chez PRJC fonctionnant nativement en tant que driver MIDI. Pas besoin, donc, d’en passer par des valeurs codées en hexadécimal, les N° de notes ou CC MIDI sont immédiatement reconnus. L’ensemble est programmé en langage C simplifié via l’IDE Teensyduino.(1) Dès lors que le code est uploadé dans le micro-contrôleur, celui-ci fonctionne comme n’importe quelle machine MIDI.
Concernant la création lumière, celle-ci exigeait une synchronisation parfaite. Plusieurs solutions ont été envisagées qui dépendaient de notre fiche technique, puisque nous fournissions nos propres projecteurs LED (des petits Cameo 40 W, équipés pièces additionnelles réalisées à l’imprimante 3D, inexistantes sur le marché) et demandions des découpes et un stroboscope. La solution retenue (là encore, pour des raisons de simplicité et de facilité d’usage) a été celle d’un boîtier ENTTEC DMXIS qui permet d’écrire et de contrôler les valeurs des différents canaux DMX, directement depuis les enveloppes de clips Live et ce à très haute vitesse. Ceci offrait la possibilité d’avoir directement sous les yeux la timeline simultanée des moteurs comme de la lumière. Cette solution nous permettait également de ne pas utiliser de console lumière et de se concentrer sur la console son puisque je suis seul en régie, la plupart du temps.
Concernant spécifiquement Fixin Extended et son fonctionnement bi-directionnel (qui permet aux trois musiciens d’improviser avec les moteurs et lumières, suivant des micro-écritures prédéfinies), il a fallu en passer par plusieurs patchs de contrôle logique Max for Live spécifiques (permettant de filtrer les données MIDI entrantes et les router dans le set via l’API de Live). Là encore, ceux-ci sont “plug & play” et le compositeur n’a jamais à s’en occuper.
En résumé, donc, il a toujours fallu garder en tête l’idée d’une interface et d’un contrôle les plus simples et intuitifs possibles, permettant de se concentrer sur l’écriture et la “jouabilité” du système mais également, d’un debugging rapide, y compris à distance, en cas de problème.

En mon for intérieur, Mellina Boubetra – Photo © Furio Ganz
S. D. : Une fois ce dispositif fonctionnel, j’ai donc composé une première performance dans laquelle j’interagis, ou plus précisément je donne l’impression d’interagir avec ma batterie, quelques déplacements et gestes “chorégraphiés” et ces moteurs. L’idée est de semer le trouble sur ce qu’il se passe sur le plateau. Qui dirige qui ? Les phases sont longues, hypnotiques et entrecoupées de quelques événements brutaux venant interrompre les rêveries. Dernièrement, j’ai créé une version concert avec deux autres musiciens. Nicolas a fabriqué des pédales qui nous permettent d’interagir avec les lumières et les moteurs, laissant la place à des plages improvisées.
Sylvain explore le trouble et la perte des sens, induisant une perte de repères qui nous met face à nos incertitudes et révèle nos fragilités. Parallèlement, dans En mon for intérieur, Alvise Sinivia nous parle du secret, celui que nous avons tous et qui peut nous être révélé mais qui finalement se dérobe. L’élément technique, la machine, ici un lecteur à bande REVOX B77, sert de médium pour nous raconter ce secret, celui de Mellina qui se joue de nos sens en construisant une chorégraphie avec une bande magnétique où elle a enregistré un texte.
En mon for intérieur
Le spectacle commence par un film de Furio Ganz, comme un portrait intime et poétique de la danseuse Mellina Boubetra. Il nous donne l’illusion de découvrir son secret mais les plans extrêmement proches, comme une curiosité trop forte, nous empêche d’en saisir l’essence. Il ne nous révèle que les clés de lecture pour la suite, tel le texte qui sera utilisé pour l’enregistrement. Puis nous sommes invités à passer derrière l’écran, dans un espace où Mellina se met à enregistrer une phrase sur le REVOX, puis la découpe pour en faire une boucle de plusieurs mètres qu’elle glisse sur la tête de lecture puis autour de sa taille, tout en parlant de son secret. Ses mouvements induisent des sons, des répétitions de la phrase, des ralentissements ; le son devient matière. Elle ne dévoilera jamais son secret : la performance explore les traces, les failles, les ruptures, les déplacements qui se forment chez celle qui cherche à préserver son intimité, comme un trésor face à la transparence. Tout comme dans Ersilia où Alvise jouait avec tout son corps pour faire résonner des pianos, ici le REVOX devient instrument de musique que Mellina fait également résonner de tout son corps.
Alvise Sinivia : Un des éléments majeurs qui diffère de mon travail habituel, fondé sur le son, est la présence du texte. Celui-ci devient alors la matière première manipulée physiquement et donne l’impulsion à la forme dramaturgique propre à chaque performeur.se. Manipuler une bande magnétique permet de jouer sur la vitesse et le sens de lecture. L’élément sonore enregistré peut être déformé et fragmenté par le geste. Ainsi une phrase peut-elle perdre son sens premier et en prendre un autre ou encore faire apparaître d’autres mots par la répétition de certains fragments ou la lecture en sens inverse. Elle peut aussi devenir une matière sonore à part entière grâce à l’altération considérable de la vitesse de lecture et le jeu sur le phrasé de certains mots ou syllabes.

En mon for intérieur, Mellina Boubetra – Photo © Furio Ganz
Le REVOX : instrument singulier
Alvise Sinivia : Jusque-là, la bande magnétique n’était pour moi qu’un moyen de préparer mon piano. J’ai découvert les lecteurs à bande magnétique dans Le Hurle, avec Paul Ramage à la composition. L’exploration du matériau sonore enregistré sur la bande magnétique grâce au déplacement de celle-ci dans l’espace m’a conduit à développer un travail corporel et une gestuelle singulière que nous approfondissons dans ce cycle de performance. Je n’utilisais pas de magnétophone avant cela et je l’ai tout de suite détourné de sa simple fonction de diffusion pour m’amuser avec les sons créés par les mouvements. J’ai développé des formes chorégraphiques avec l’idée de transmettre à Mellina pour qui cela n’a pas été facile au début. Mais j’ai senti quelque chose de très organique dans son style qui m’a persuadé que c’était la bonne personne. Après beaucoup de travail, c’est devenu complètement naturel pour elle ! Évidemment, il n’est pas simple, dans la pratique, de travailler avec ces machines d’un autre temps. Je dois jouer en Avignon et je crains déjà que la chaleur détériore le REVOX ; j’ai donc prévu un spare au cas où. Je trouve les REVOX et la bande magnétique sur Internet mais ce n’est pas évident car cela prend de la valeur et les dons se font rares.
D’autant plus ennuyeux qu’Alvise cherche à continuer ce travail avec les magnétophones, que ce soit avec Paul Ramage pour un projet électro ou en partenariat avec la MC93 de Bobigny pour travailler sur ce matériau avec des enfants, toujours sur le thème du secret.
(1). www.pjrc.com/teensy/teensyduino.html