Les grands établissements culturels dans la course à l’immersif ?

Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux

Palais augmenté, Chaillot Augmenté, Conservatoire Augmenté ou Grand Palais Immersif en France… Derrière ces noms “3.0”, de nombreux établissements culturels prestigieux activent d’ambitieux plans de développement autour des technologies XR (réalité étendue) : mapping, VR (réalité virtuelle), AR (réalité augmentée), MR (réalité mixte). Ils se matérialisent concrètement par une virtualisation des expositions ou par la création de nouveaux studios de production. Simple symbole d’un intérêt pour la création numérique ? Peut-être faut-il voir au-delà… Quels sont les objectifs de ces dispositifs en devenir et la nature des moyens mis en place ? Décryptage…

Vue de l’exposition Loading : L’art urbain à l’ère numérique – Photo © Didier Plowy pour Grand Palais Immersif, 2023

Si la hype du terme “immersif” est maintenant avérée – du moins dans la résonance qu’en font les médias –, il est intéressant d’observer les nombreuses initiatives qui se concrétisent dans le paysage français de la Culture. Après l’ouverture de lieux tels que l’Atelier des Lumières (2018) ou les Carrières des Lumières (2012), les grands établissements culturels français semblent également s’activer sur cette ruée vers l’immersif, avec en ligne de mire la réalité virtuelle. Le sujet est délicat à analyser car il nécessite de désamorcer quelques pièges. D’abord, le terme “immersif”, devenu une sorte de mot valise, recèle plusieurs facettes. Parlons-nous de technologies immersives (casque VR/AR, mapping vidéo, …) ou d’expériences immersives ? Comme le suggère Marie Point, directrice de Dark Euphoria, une agence VR située à Marseille, “l’immersif c’est la capacité du cerveau à te faire croire que tu es ailleurs. Un livre ou une fête techno peuvent être plus immersifs qu’un écran que l’on touche”.(1) Petite méfiance donc sur un mot qui n’est pas forcément synonyme de surenchère technologique. Rappelons ensuite que les arts numériques (car il s’agit bien de cela) sont explorés depuis plusieurs décennies déjà par des structures et festivals partout en France (Stereolux à Nantes, Festival Maintenant à Rennes, biennale Chroniques à Marseille, festival Constellations à Metz et bien d’autres encore). Il ne faudrait pas regarder le sujet à travers une lentille déformante : les arts numériques et les dispositifs immersifs ne sont pas une nouveauté d’hier. Néanmoins, le sujet a ceci de particulier que les grands établissements de la Culture en France comme Chaillot, la RMN-Grand Palais ou le CNSMD (Conservatoire national supérieur de musique et de danse) de Paris commencent à investir ce terrain. Alors que les dispositifs de médiation numérique ont depuis longtemps fait leur apparition dans les lieux culturels, la création hybride a longtemps été boudée par les programmateur.rice.s. Qu’à cela ne tienne !

Vue de l’exposition Loading : L’art urbain à l’ère numérique – Photo © Didier Plowy pour Grand Palais Immersif, 2023

Quels enjeux stratégiques ?

Il faut dire que les enjeux en 2024 sont de taille pour ces mastodontes de la Culture. Le premier est de rester au contact d’une création contemporaine qui intègre désormais un degré de numéricité à tous les niveaux (processus de création, esthétique des œuvres, sujet abordé par l’œuvre elle-même). Pierre Lungheretti, directeur délégué de Chaillot, explique que “l’enjeu du numérique était présent dans le projet initial porté par Rachid Ouramdane lorsqu’il était candidat à la direction de Chaillot. Il y avait donc cette volonté de travailler autour des questions relatives au numérique et à la création. Toute l’équipe est mobilisée pour permettre l’exploration de nouveaux territoires sensibles que permet le numérique et nous gardons l’ambition d’attirer les chorégraphes de notre époque avec ces outils”. Mais le numérique, dont les usages sont davantage maîtrisés par les digital natives (enfants du numérique), est également un levier assumé dans la stratégie de renouvellement des publics. Pierre Lungheretti poursuit : “L’idée est que le numérique peut être plus attractif pour des jeunes créatifs ou des plus jeunes publics. Même si ce n’est pas une fin en soi. Il existe beaucoup d’actions de médiation ‘humaines’ comme notre nouveau conseil des jeunes. Ce conseil aura d’ailleurs une participation active dans Chaillot Augmenté”. Le CNSMD de Paris a une stratégie de conquête encore plus élargie, expliquée par sa directrice Émilie Delorme : “Il existe un important enjeu international concernant la visibilité du Conservatoire. Le public est devenu mondial, avec une notoriété importante du Conservatoire en Asie et un intérêt grandissant pour nos cours dans ces régions. Nous aspirons à faire rayonner notre pédagogie et notre expertise, et à construire un dialogue avec nos partenaires. Concernant les nouvelles technologies, il est fondamental que la France ait une stratégie nationale. Le Conservatoire s’inscrit dans cette démarche. Le Conservatoire Augmenté représente le fer de lance de notre stratégie de rayonnement”.

Chaillot – Photo © Didier Monfajon

Des dispositifs immersifs variés

Concrètement, les dispositifs sont différents selon les besoins. Nous parlons ici d’un nouveau studio de production pour Chaillot : “Quand nous avons commencé à réfléchir à la forme que cela pouvait prendre, nous nous sommes arrêtés sur l’idée d’un labo de création. Nous allons mettre, sous les gradins de Chaillot, un studio qui sera aux dimensions du plateau de la salle Vilar. C’est un espace de travail permettant aux artistes de se familiariser avec des technologies évolutives (motion capture, AR/VR) et un espace de monstration”, détaille Pierre Lungheretti. Le calendrier est déjà fixé : livraison prévue à la fin de l’année 2026. Le CNSMD de Paris compte également s’équiper en 2026 d’un dispositif du même genre : “Nous avons besoin d’un studio équipé pour la motion capture, du son binaural, … Il y aura un plateau, quatre cabines, deux régies, un studio d’enregistrement où nous pourrons faire du live stream. Techniquement, nous souhaitons pouvoir créer des objets musicaux à 360°”, explique François Gerber, nouvellement nommé à la tête du Conservatoire Augmenté. En parallèle, le Conservatoire travaille à la création d’une plate-forme de e-learning avec le campus numérique et le partage des ressources (prévue pour 2025). D’autres établissements culturels comme

Photo © Paul Gaiffe – Grand Palais Immersif

la RMN-Grand Palais ont décidé d’investir à différents endroits les arts immersifs, notamment sous la houlette de Roei Amit, actuellement directeur du Grand Palais Immersif. Ce nouvel établissement parisien a pour objet “de faire vivre une expérience artistique, d’expliquer une œuvre, un artiste ou un courant, en apportant un point de vue et des clés de compréhension, tout en suscitant des émotions dans le respect des exigences scientifiques”.(2).  Le concept repose en partie sur le fait de vidéoprojeter de façon monumentale des œuvres d’artistes tels que Alfons Mucha ou Léonard de Vinci, une proposition pas très éloignée de l’Atelier des Lumières. Autre établissement intéressant à observer : le Palais Augmenté initié en 2021 par… Roei Amit encore une fois, alors responsable du multimédia et du numérique pour la RMN-Grand Palais. Il montre combien la marque s’investit sur ce dispositif de virtualisation des expositions organisées au Grand Palais et visible depuis son téléphone en réalité augmentée. Les chiffres de fréquentation des premières éditions indiquent un intérêt naissant des publics : “La première année, à l’occasion de l’ouverture au public du Grand Palais Éphémère, nous avions une programmation accessible gratuitement. Sur deux jours, 10 000 visiteur.se.s sont venu.e.s. La deuxième année, nous avons mis en place une billetterie et totalisé une fréquentation de 7 000 personnes. Idem pour la 3e édition. Maintenant, nous sommes sur la préparation du Palais Augmenté 4”, confie Valentin Ducros, responsable du programme Immersif pour Fisheye, prestataire de la RMN-Grand Palais pour son Palais Augmenté.

Photo © Cie AΦE

Compétences spécifiques à aller chercher

Car l’une des spécificités de ces nouveaux dispositifs est d’intégrer des prestataires externes et notamment des opérateur.rice.s techniques acculturé.e.s à ces technologies particulières. Les établissements culturels manqueraient-ils de compétences sur la création d’expériences numériques ? Réponse de Valentin Ducros : “Oui. Ce ne sont pas des compétences qui sont intégrées aux établissements culturels. Par exemple, quand nous parlons de VR, les enjeux associés à cette technologie sont relativement étrangers aux établissements. Ce n’est pas la même chose de bâtir une exposition d’arts numériques qu’une exposition de photos. Ce ne sont même pas les mêmes postes budgétaires”. Un son de cloche plus modéré de la part de François Gerber : “Nous bénéficions déjà de compétences en interne. Nous comptons sur les étudiant.e.s musicien.ne.s, formateur.rice.s et un écosystème bien en place. Le Conservatoire Augmenté aura des besoins particuliers. Par exemple, nous avons constitué un comité scientifique d’expert.e.s travaillant sur l’immersif. Il.elle.s nous conseillent sur ce projet et les investissements à faire”. Des compétences en interne, certes, même si le profil professionnel de ce dernier illustre peut-être bien la logique opérée vers des compétences davantage issues du secteur privé : “J’étais vice-président de Believe (entreprise française de musique numérique, spécialisée dans la distribution et l’accompagnement des artistes et labels) avec l’expertise de développer des plates-formes de contenus, de gestion de droits, de monter des équipes de spécialistes du numérique. Je dois être agile et avoir un modèle qui ressemble plus à un modèle start-up”.

Modèle atypique

En effet, c’est un élément à souligner : ces nouveaux dispositifs dédiés à l’immersif marquent une rupture avec les établissements culturels qui les impulsent. Ils sont conduits comme des entreprises avec une structuration et un business model atypique. Le Grand Palais Immersif a ouvert la voie à un modèle juridique sous forme de filiale dans laquelle l’établissement culturel public et des partenaires privés sont actionnaires. En l’espèce, pour le Grand Palais Immersif, il s’agit de la RMN-Grand Palais, la Banque des Territoires, pour le compte de l’État dans le cadre de France 2030, et Vinci Immobilier. Côté CNSMD, une SASU a été montée fin 2023. “La filiale est un modèle intéressant sur lequel nous allons nous pencher. Il faut que nous trouvions le modèle le plus vertueux. Il y a des défis de modèle économique sur le long terme. Il faudra trouver une autonomie financière avec la préoccupation d’atteindre un équilibre voire une forme de rentabilité”, se questionne Pierre Lungheretti. Côté Fisheye et Palais Augmenté, Valentin Ducros ajoute qu’il n’a “fait que très peu de demandes de subventions publiques. À Paris, c’est malheureusement de plus en plus compliqué au regard de l’offre pléthorique.

Photo © Paul Gaiffe, Tobias Gremmler

Nos événements résultent généralement d’un équilibre entre billetterie et partenariats privés”. Un risque de voir une tarification en hausse pour accéder à ces établissements augmentés ? Certainement pas pour le directeur délégué de Chaillot : “La variable d’ajustement ne sera pas la tarification. Pour nous, le modèle du ticketing ne doit pas être en contradiction avec les objectifs de services publics. Notre modèle économique doit être pensé en fonction de cet objectif”. Si le modèle économique doit encore être affiné pour ces établissements, l’investissement financier de départ est déjà trouvé en la réponse de France 2030. Ce PIA (Programme d’investissements d’avenir) a déjà permis de dégager plusieurs millions d’euros pour cette transition vers l’immersif. Par exemple, cinq millions ont déjà été attribués au Conservatoire Augmenté. Chaillot Augmenté, qui a également candidaté à France 2030 (via l’appel à projets “Culture immersive et métavers”, avec une dotation totale de 260 millions d’euros à répartir), compte sur une aide de l’État de quelques millions pour compléter un budget de plusieurs millions d’euros.(3) Ces sommes très importantes (comparativement à des programmes étrangers comme Museums in the Metaverse impulsé par le Gouvernement britannique) et les orientations de l’État vers ces grands établissements culturels posent tout de même quelques questions : ces collaborations entre établissements publics et acteurs historiques de la création numérique, plutôt que de favoriser ces équipements “ex nihilo”, auraient-elles pu être davantage stratégiques ? Dans cette continuité, nous pourrions voir France 2030 comme un transfert de moyens financiers en direction de ces établissements et au détriment de ces acteurs historiques. Enfin allons-nous assister à un grand chamboulement de l’immersif dans tous les autres établissements culturels en France ? La course à l’immersif n’en est peut-être qu’à ses débuts.

(1).  Source HACNUMedia

(2).  Source site web Grand Palais Immersif

(3).  Les personnes interviewées n’ont pas souhaité communiquer les montants exacts

Situé à la jonction des arts numériques, de la recherche et de l’industrie, le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux contribue activement aux réflexions autour des technologies numériques et de leur devenir en termes de potentiel et d’enjeux, d’usages et d’impacts sociétaux. www.stereolux.org

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