Une lumière venue des mers
Sous le ciel marine des nuits d’été, une colline de Barcelone se couvre de couleurs chaudes. Chaque année, depuis 2019, le festival international de théâtre, de danse, de musique et de cirque qui se tient dans le Théâtre grec de la cité catalane est illuminé avec lustre par l’entreprise LedsC4. Mais en 2023, le dispositif était plus discret. Composée de quatorze panneaux turquoise, où la lumière déferlait comme des vagues, l’installation Ona était conçue pour se noyer dans le rivage. Un hommage à la mer d’autant plus réussi qu’il participait à la nettoyer : les supports lumineux avaient été conçus à partir de plastique repêché aux quatre coins de la Méditerranée.

Le festival GREC s’est tenu du 29 juin au 30 juillet
La ville met du temps à se retirer. Sur le versant nord de la colline de Montjuïc, le centre de Barcelone est encore trop proche pour que ses immeubles cèdent complètement le terrain à la nature. Alors que le maillage urbain finit par se distendre sous l’effet de l’altitude, un escalier grimpe vers des jardins bien entretenus, dont les parterres de buis et de rosiers sont scIndés par quelques cyprès. En plus d’offrir une belle vue sur la capitale catalane, le lieu permet de voyager dans le temps : au bout des allées, un théâtre digne de la Grèce antique fait face à la roche. L’édifice n’est bien sûr pas d’époque. Inspiré par le Théâtre d’Épidaure, un des monuments les mieux conservés du genre, il a été dessiné par les architectes Ramon Reventós et Nicolau Maria Rubió i Tudurí pour l’Exposition internationale de 1929. Depuis 1976, ses 460 m2 accueillent chaque été le GREC. Sasha Waltz, Ivo van Hove, Dimítris Papaïoánnou, Alexander Zeldin ou encore Rufus Wainwright étaient au programme l’an passé. Avant d’assister à leurs œuvres, il fallait traverser un décor un peu spécial.
Le jardin immergé
Si la ville met du temps à se retirer de ces hauteurs, la mer, qui ne se trouve qu’à une centaine de mètres de là, semblait avoir débordé jusqu’à la montagne, comme si la Méditerranée était soudain sujette à d’immenses marées. C’était en tous cas l’effet voulu : le public pouvait avoir l’impression d’être immergé au milieu des flots grâce à une série de panneaux turquoise reflétant la lumière le long des allées, dans un miroitement rappelant celui de la lune sur l’eau. Cette installation a été créée par LedsC4, une entreprise d’éclairage née il y a cinquante ans à Tora, un village situé à 1 h 15 de Barcelone, et qui revendique aujourd’hui une présence dans 140 pays. “Nous avons réinterprété le scintillement de la lumière dans les vagues et créé une illusion de mouvement grâce à un éclairage préprogrammé sur les panneaux en plastique”, explique-t-elle dans un communiqué de presse. “Chacun d’entre eux mesure 2 m de hauteur et 1 m de large. Ils ont des tonalités vertes et bleues, comme les filets de pêche. Leur aspect translucide permet à la lumière d’y pénétrer pour leur donner du dynamisme.”

L’installation Ona (vague en catalan)

LedsC4 a 350 clients dans le monde

Gravity Wave veut désormais agir au Portugal
Un étonnant contraste se dégageait de l’ensemble. Comme aucune des quatorze planches ne présentait la même mosaïque azur, le chatoiement produit par les LED Cube Pro Linear placées à leurs pieds variait lui aussi. En ce sens, elles venaient parfaitement illustrer la réflexion de l’écrivaine britannique Virginia Woolf selon qui “l’individu est à l’humanité ce que la vague est à l’océan” : il est à la fois semblable et unique. Cette citation a été choisie par LedsC4 afin de répondre aux thématiques de “communauté” et de “développement durable” qui servaient de piliers à l’édition 2023 du GREC. “Tous les ans depuis 2019, les organisateurs nous demandent de concevoir une installation en rapport avec le propos qu’ils souhaitent mettre en avant”, indique Pere García Cañellas, un des principaux designers de la société. La vague illustre parfaitement l’importance de l’individu dans le collectif tout en évoquant un milieu marin à préserver. Le choix du plastique pour la représenter peut sembler plus douteux. Mais c’est justement parce que ce matériau a été extrait des eaux qu’il a été choisi.
95 050 bouteilles collectées
Pour mettre sur pied l’installation Ona (terme signifiant “vague” en catalan), LedsC4 a fait appel à Gravity Wave, une entreprise espagnole qui organise la collecte de détritus présents dans les mers et océans pour les recycler. Fondée fin 2019 à Calpe, au nord d’Alicante, cette organisation de dix-neuf personnes a déjà pris en charge plus de 500 tonnes de plastique. Quelques 850 kg ont été utilisés pour les quatorze planches installées dans les jardins du Théâtre grec de Barcelone, ce qui correspond à 95 505 bouteilles. Gravity Wave a rassemblé ce minerai, l’a fait assembler puis l’a prêté le temps du Festival. C’était pour elle un bon moyen de se faire connaître. Les spectateur.rice.s pouvaient découvrir son nom en scannant un QR code. Les plus curieux ont appris que l’initiative a été lancée par Amaia Rodríguez Sola et son frère Julen. Originaire d’un village de Navarre situé près de Pamplune, la jeune femme a fait ses études en Chine. Depuis la ville de Hangzhou, elle a eu le bonheur de voyager en Asie du sud-est où, c’est moins heureux, les côtes sont souvent infestées d’ordures en tous genres. De retour chez elle, Amaia n’a cessé de mettre le sujet sur la table aux repas de famille, au point de convaincre son frère, qui étudiait alors l’entrepreneuriat, de monter un projet voué à nettoyer les mers. Une fois installés à Calpe, où ils ont l’habitude de passer l’été, les Rodríguez Sola se sont mis à faire le tour des confréries de pêche pour convaincre leurs patrons de les aider. “Tant que nous étions seuls, personne ne voulait être le premier à s’engager”, retrace Amaia. “Mais dès que nous avons obtenu l’accord d’un groupe, les autres ont suivi.” Au lieu de se débarrasser des bouteilles qu’ils trouvaient dans leurs filets comme ils avaient l’habitude de le faire, les marins de la Costa Blanca se sont mis à les ramener au port. Après avoir essaimé sur une bonne partie du littoral espagnol, Gravity Wave a lancé ses rets en Italie, où les pêcheurs ont aussi accepté de donner un coup de main sans contrepartie. En Grèce et en Égypte, où l’entreprise s’est aussi implantée, une rétribution leur est offerte. Près de 4 000 travailleurs de la mer sont impliqués.

850 kg de plastique ont été utilisés
Une installation sobre
Une fois sur la terre ferme, le plastique est déposé dans des conteneurs puis envoyé à un centre de recyclage pour être trituré et lavé. Après quoi, un centre de fabrication peut le transformer en objets divers. “Pour le moment, nous faisons beaucoup de panneaux similaires à ceux du GREC”, observe Amaia Rodríguez Sola. “Cela peut servir pour de la décoration, des revêtements ou du mobilier urbain. Nous avons aussi réussi à créer une matière première plastique pour l’industrie et des sièges pour le stade du Betis, un club de football de Séville.” À force d’être évoqué dans les médias, le projet a fini par arriver aux oreilles d’employés de LedsC4, qui en ont parlé à Pere García Cañellas. “Non seulement le message envoyé était puissant, mais en plus les planches pouvaient discrètement s’intégrer aux jardins”, note ce dernier. “Comme nous voulions porter un discours de sobriété, c’était bien de ne pas être aussi spectaculaires que les fois précédentes.” En 2022, les néons interactifs du projet Resiliencia avaient au contraire vocation à avoir “un impact important” sur les visiteurs. Cette fois, l’installation était d’autant plus discrète que les panneaux ne se transformaient en vague qu’à la nuit tombée. “Les spectateur.rice.s qui sont arrivé.e.s vers 20 h se demandaient sans doute à quoi ils servaient”, s’amuse le designer.

C’est la 5e fois que LedsC4 participe
Dans l’obscurité, le dispositif a en tous cas paru “spectaculaire” à Amaia Rodríguez Sola. Non pas que la cofondatrice de Gravity Wave l’ait trouvé tape-à-l’œil. Au contraire, c’est sa propension à se couler dans le décor sans faire trop de vagues qui lui a plu. Sans doute s’agit-il d’un bon moyen de mettre en lumière la pollution de la Méditerranée pour un festival qui cherche également à réduire son empreinte environnementale depuis 2016. Dans le cadre du label CleanCO2, le GREC “compense une grande partie de ses émissions” en investissant dans différents projets d’économie d’énergie. En parallèle, ses organisateurs font la chasse à la quantité de déchets produite, d’eau consommée ou encore d’essence partie en fumée. Des efforts certes réalisés ailleurs. Mais peu de responsables d’événements peuvent se vanter d’avoir un éclairage aussi vert.