Matthieu Rietzler

Travailler ensemble, c’est être artistiquement plus fort.

Matthieu Rietzler est à la tête de l’Opéra de Rennes depuis 2018. Il défend une approche de l’art lyrique singulièrement ouverte ; ouverte sur son territoire d’implantation et la diversité de ses publics ; ouverte sur l’ensemble des arts de la scène ; ouverte sur d’autres maisons et établissements dédiés au spectacle vivant, notamment via sa participation au collectif de production La Co[opéra]tive.

Photo © Laurent Guizard

Photo © Laurent Guizard

Plusieurs maisons d’opéra ont décidé d’élaguer leurs programmations à cause de difficultés économiques. Cela ne semble pas être le cas à Rennes. Pourquoi ?

Matthieu Rietzler : Effectivement, pour le moment, nous ne sommes pas concernés par cette option et cela est lié à une conjonction de facteurs. D’abord, nous n’avons subi aucune baisse de subventions de la part de l’ensemble de nos partenaires publics, ce qui évidemment nous préserve. Par ailleurs, la structure de l’Opéra de Rennes est plutôt agile et l’effectif de notre personnel permanent assez réduit. Or, l’une des grandes difficultés des maisons d’opéra est l’augmentation des charges fixes, avec l’évolution des salaires, des coûts de l’énergie. Évolution qui, pour nous, est un peu plus limitée que pour d’autres maisons. L’essentiel de l’augmentation de nos charges est lié aux productions : transport des artistes, prix des matériaux, … Jusqu’alors, nous avons réussi à absorber cette inflation avec des ressources propres assez dynamiques, avec une billetterie qui marche très bien et un modèle de production un peu atypique. Encore une fois, c’est notre agilité qui nous permet de passer entre les gouttes. Je ne veux pas donner l’impression que nous aurions une recette miracle nécessairement transposable ailleurs car cela relève aussi du choix de la Ville de Rennes qui couvre l’augmentation des charges énergétiques de l’Opéra. Mais heureusement, celles-ci sont limitées car nous nous sommes engagés l’an dernier dans le Championnat de France des économies d’énergie nous permettant alors de réaliser 20 % d’économie sur nos consommations.

Comment êtes-vous parvenus à ce résultat ?

M. R. : D’abord, il a fallu comprendre d’où provenaient nos consommations en installant des compteurs différenciés. Ensuite, nous avons mené un important travail de sensibilisation auprès des équipes. Aujourd’hui, nous ne laissons aucun appareil en veille la nuit. Auparavant, la centrale de renouvellement de l’air tournait en continu ; désormais, nous la coupons tous les soirs, tout comme les chauffages. Quand une partie des loges n’est pas occupée, les chauffages y sont aussi systématiquement éteints. Nous avons dimensionné l’utilisation de l’énergie aux besoins de la maison. Nous avons également requestionné les seuils de confort concernant la température dans les locaux. Tout cela mis bout à bout nous a permis de baisser de 20 % les consommations. Nous portons par ailleurs une grande attention aux déplacements professionnels, en privilégiant les transports en commun à l’échelle métropolitaine et en covoiturage ou en train pour les autres. Nous incitons aussi très fortement les artistes et leurs équipes à être vigilants quant à leurs moyens de déplacement et ce dès la relation contractuelle.

Vous affichez d’excellents taux de fréquentation. Vos choix semblent payants.

M. R. : C’est le résultat de plusieurs facteurs. Soulignons d’abord que nous avons une jauge de 650 places, ce qui est plutôt modeste pour une maison d’opéra dans une métropole aussi dynamique et vivante que celle de Rennes. Ensuite, notre projet lyrique est bien inscrit dans son territoire, dans son environnement, dans son temps. Tout cela nous porte relativement bien en ce moment. Nous travaillons énormément à Rennes en collaboration avec les autres partenaires culturels de la Ville. Cela implique une circulation assez naturelle, une vraie porosité entre les spectateur.rice.s des différentes institutions. Nous sommes aussi très liés avec ce qui fait la vie, le dynamisme de la Ville. Nous essayons de faire en sorte que cette maison vive au pouls de la cité. L’Opéra se trouve sur la très passante place de la Mairie. Nous prenons également quelques risques dans l’adresse aux publics. Pour le moment, cela porte ses fruits. Nous ne proposons plus de brochure annuelle car nous estimons que, après une période de crise sanitaire, prendre la parole pour parler d’un spectacle qui aura lieu dans huit ou neuf mois n’est peut-être pas une communication très efficace pour des spectateurs occasionnels. On peut avoir envie d’opéra en dernière minute comme on peut avoir envie de cinéma, d’assister à un événement sportif ou de se faire un restaurant. Nous proposons donc une communication plus directe et organisée par semestre.

Vous avez par ailleurs décidé de supprimer les abonnements. Pour quelles raisons ?

M. R. : Cela va un peu dans le même sens. Les plus ancien.ne.s abonné.e.s de l’Opéra demeurent bien sûr les bienvenu.e.s et nous sommes très heureux de leur fidélité. Cependant, nous avons fait le constat que lorsqu’un.e abonné.e dispose de quatre places, c’est potentiellement quatre spectateur.rice.s qui ne peuvent pas en prendre une. Ne pas avoir d’abonnement s’inscrit dans une volonté d’élargir notre public, en nous adressant à des spectateur.rice.s plus occasionnel.le.s. Les personnes très fidèles à l’Opéra doivent toutefois y trouver leur compte. Nous avons donc mis en place une carte de fidélité, une formule qui peut être moins contraignante que pouvait l’être l’abonnement car ce dernier rigidifie forcément les codes d’accès à l’Opéra. Il faut connaître les dates pour s’abonner, les modalités, … Cette décision a eu des impacts significatifs sur la diversification de nos publics.

Justement, qui compose aujourd’hui votre public ?

M. R. : Nous n’avons pas encore réalisé d’étude à ce propos. Mais, je peux vous affirmer que notre public est très diversifié. Nous nous en rendons compte lorsque les gens arrivent et nous demandent quel est le chemin d’accès, où sont les toilettes, … Des choses très concrètes qui montrent que ce sont des personnes qui ne viennent pas régulièrement à l’Opéra. Cependant, nous ne parlons jamais de “renouvellement du public”. Je n’aime pas du tout ce terme qui suggère que nous remplaçons certains spectateurs par d’autres. Ce n’est pas le sujet. L’enjeu est de savoir comment s’adresser à une diversité de personnes et que nos salles soient autant que possible représentatives d’une diversité sociale.

Au-delà des politiques tarifaires et de la communication, cette diversité repose-t-elle aussi sur des choix esthétiques et de programmation ?

M. R. : J’en suis absolument convaincu. Je pense sincèrement qu’une programmation monolithique va s’adresser à une communauté de spectateur.rice.s un peu uniforme. L’un des signaux d’ouverture d’une programmation réside dans des choix esthétiques forts. Nous avons une volonté d’ouverture sur l’ensemble des formes artistiques proches de l’opéra : la danse, la comédie musicale, le théâtre musical, … Nous tenons par ailleurs à montrer que l’opéra est bien un art du XXIᵉ siècle. Tous les ans, nous programmons au moins un ouvrage du XXᵉ et un du XXIᵉ siècle, parfois avec des partis pris marqués, comme avec L’Inondation de Filidei et Pommerat, Trois Contes par David Lescot et Gérard Pesson, ou cette année, L’Annonce faite à Marie par Philippe Leroux et Célie Pauthe. Ces créations fortes amènent vers nous d’autres personnes. C’est également le cas lorsque nous confions un opéra à Jos Houben, qui vient plutôt du théâtre physique et burlesque, en proposant une ouverture vers les arts du cirque. Lorsque nous travaillons avec Phia Ménard, nous regardons vers les arts de la performance et l’“indiscipline”, terme qu’elle utilise pour caractériser sa démarche. La taille de notre maison nous permet aussi de prendre des risques, d’innover, tout en programmant également des formes extrêmement populaires. Ces deux éléments, dimension fédératrice comme innovation, caractérisent fortement notre projet. Toutefois, le véritable risque d’une telle démarche de métissage serait d’être nulle part, de perdre en identité. Or, nous sommes une authentique maison d’opéra : nous parcourons le répertoire lyrique sur les cinq siècles qui le composent et nous sommes un établissement important pour les artistes lyriques. Néanmoins, tout cela est abordé dans une idée d’ouverture et ce aussi bien dans le rapport aux artistes, au territoire que dans la manière dont nous menons les projets d’éducation artistique. Nous défendons l’idée d’un opéra connecté à son environnement. Par exemple, les nouveaux Rennais sont accueillis par les élus à l’Opéra et je trouve cela très important. Nous ne concevons pas ce moment comme une obligation ou une servitude due à la Collectivité. Au contraire. Nous proposons à chaque fois un temps musical, pour signifier aux gens que cette maison est faite pour eux et qu’ils y sont les bienvenus. Leur rapport à Rennes commence donc en musique. Nous avons aussi créé une petite compagnie qui s’appelle Lyrisme de rue. Elle interprète Dis-moi tes amours, un spectacle mis en scène par Katja Krüger, vraiment pensé avec les codes du spectacle de rue. C’est un peu notre brigade mobile qui va jouer aussi bien dans des guinguettes que dans des centres commerciaux, des hôpitaux ou des écoles.

Vous avez intégré La Co[opéra]tive, collectif de production rassemblant six établissements culturels : opéras, Scènes nationales, théâtres. En quoi consiste ce projet ?

M. R. : L’Opéra de Rennes ne faisait pas partie de cette initiative à l’origine. Elle a été lancée il y a huit ans par quatre théâtres : les Scènes nationales de Besançon, Quimper et Dunkerque ainsi que par le Théâtre impérial – Opéra de Compiègne. Tous partageaient le constat d’un manque d’offre concernant les formes lyriques adaptées à une diffusion dans le réseau pluridisciplinaire. Ces établissements ont décidé de créer un collectif de production pour des formes lyriques adaptées à une diffusion élargie, en dehors des métropoles où en général il y a un opéra. Quatre spectacles ont été produits par ce premier groupe. Puis, nous avons rejoint la Co[opéra]tive lorsque je suis arrivé à la direction de l’Opéra de Rennes, en 2018. Nous sommes aujourd’hui six coopérateurs. Tous les ans, nous produisons un opéra en déterminant collectivement les choix artistiques. C’est un véritable travail en commun. Nous sommes désormais structurés comme un outil de production. Nous diffusons également nos spectacles, à raison d’une nouvelle création par an, mais aussi régulièrement des reprises. Cette année, cela a représenté une quarantaine de levers de rideau dans toute la France, ce qui est considérable pour une saison. Parmi les projets partis sur les routes en 2023, citons Les Enfants terribles de Philip Glass, mis en scène par Phia Ménard, qui a été joué vingt-quatre fois cette année, dans une dizaine de maisons, aussi bien des opéras que des scènes pluridisciplinaires. Mais aussi La Dame blanche de Boieldieu, avec une mise en scène de Louise Vignaud et l’orchestre Les Siècles en fosse. Ou encore La Petite messe solennelle, mis en scène par Jos Houben, avec le chœur de chambre Melisme(s), qui a joué une quinzaine de fois cette année, dont six dates à l’Athénée à Paris… Nous ne proposons cependant pas de nouvelles formes car de nombreuses compagnies le font et très bien. Ce n’est pas le projet de ce collectif. Il s’agit de présenter des opéras en respectant leur organicité, tout en faisant en sorte qu’ils puissent être joués dans un réseau élargi.

Chercher à mutualiser les ressources et les outils de production serait aujourd’hui plus important que de chercher à se différencier à tout prix en entrant dans un jeu de concurrence permanent entre maisons ?

M. R. : C’est très clair. Tous les choix de la Co[opéra]tive sont faits ensemble à l’unanimité. Nous sélectionnons à la fois les œuvres, les artistes à qui nous les confions, la direction musicale, les ensembles qui seront dans la fosse, les mises en scène, … Puis, nous sommes attentifs à ce que chaque maison trouve son compte dans cette collaboration. Par exemple, nous travaillons sur un projet autour du Carnaval de Venise de Campra qui sera mis en scène par Clédat et Petitpierre, artistes qui ont un lien particulier avec Les 2 Scènes à Besançon. Ce spectacle sera donc créé là-bas mais costumes et décors seront réalisés à Rennes car nous possédons des ateliers. Nous étions plusieurs à suivre avec attention le travail de l’Ensemble Il Caravaggio de Camille Delaforge. Nous avons alors décidé de lui confier son premier grand format lyrique à cette occasion. Tout cela nourrit les projets de chacune des maisons, avec l’idée de penser la production un peu différemment. Au regard de l’investissement que représentent les productions d’opéra, il est nécessaire qu’elles soient davantage vues et diffusées.

Cette mutualisation se traduit également par le travail de coproduction effectué par l’Opéra de Rennes en compagnie d’Angers Nantes Opéra ?

M. R. : Cela n’aurait pas de sens aujourd’hui de faire une production à Rennes, de la donner quatre ou cinq fois, et que nous nous regardions en chiens de faïence avec la maison qui se trouve à une heure d’ici. Ce serait totalement fou de se dire que les spectateurs de Nantes n’ont qu’à venir à Rennes. Cela ne fonctionne pas ainsi. D’autant que les déplacements des spectateur.rice.s représentent le premier poste d’émission de carbone de nos structures culturelles. Nous déplaçons donc les projets et, là aussi, nous les pensons ensemble, avec nos forces vives. Nous avons la chance d’avoir à notre disposition une incroyable boîte à outils : deux orchestres permanents qui peuvent alterner les projets, deux chœurs, un ensemble de musique baroque avec Le Banquet Céleste en résidence à Rennes. Autant de partenaires artistiques de haut vol que nous pouvons mobiliser selon les besoins. Cela donne aussi à nos projets un niveau d’ambition similaire à ceux des plus grandes maisons. Cela nous permet de collaborer, entre autres, avec l’Opéra-Comique, le Théâtre des Champs-Élysées, l’Opéra national de Lorraine et à l’international. Travailler ensemble, c’est être artistiquement plus fort. Ce n’est pas un hasard si, deux années de suite, nous avons été distingués par Prix de la critique : pour le Rake’s Progress d’Igor Stravinsky l’an passé et cette année pour L’Annonce faite à Marie de Philippe Leroux.

Cette mise en commun est-elle, selon vous, l’une des solutions pour faire face à la crise financière que traverse le monde de l’opéra ?

M. R. : Aucune recette adaptée à un territoire n’est transposable à un autre car il n’y a pas deux maisons d’opéra qui soient les mêmes. Mais le modèle que nous avons inventé est vertueux à plusieurs endroits. Il est aussi perfectible. Mais il y a un point commun entre la Co[opéra]tive et ce que nous faisons avec Angers Nantes Opéra : nous raisonnons dans une logique de pôles de production et de diffusion, en travaillant ensemble, sans toutefois alourdir les structures. Cela peut être particulièrement vertueux pour l’avenir de l’opéra.

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