Odile Darbelley & Michel Jacquelin

Oiseaux rares

Nous ne savons pas qui inspire qui. Il est (très) bavard et joyeux ; elle est taiseuse et précise. Il est photographe, scénographe et a écrit une thèse en art plastique nommée Thésaurus Index Photographicus ; elle est comédienne, musicienne et danseuse. De leur rencontre est né un monde baroque et fantasque sous la houlette de personnages de fiction – les Åsa et les Iso – et par la création d’un espace tout à fait inédit pour l’art contemporain nommé Art tangent. Là se retrouvent Duchamp Duchamp, la fondation Swedenborg pour l’art contemporain, Marce Runningag, Albert Pophtègme, entre performance tangente et autofriction – selon eux proche de la punk attitude mais en plus décontractée – dans un esprit dadaïste qui ratatine les discours bien-pensants sur l’art.

Nous ne pouvons connaître le goût de l’ananas par le récit des voyageurs, tranche N°5 avec Vinciane Despret, Lyon, Les Subsistances, 2015 - Photo © photographie Pauline Jacquelin

Nous ne pouvons connaître le goût de l’ananas par le récit des voyageurs, tranche N°5 avec Vinciane Despret, Lyon, Les Subsistances, 2015 – Photo © Photographie Pauline Jacquelin

Photographie(s)

Écouter Jacquelin et Darbelley nous a valu quelques belles crises de fous rires, et la chose n’est pas si fréquente lorsqu’il s’agit de théâtre. Leur espièglerie est délicieuse. Il vous suffira d’aller traîner vos guêtres du côté de leur site Internet pour goûter aux délices de leur vivacité d’esprit. L’histoire commence avec le théâtre pour Jacquelin lorsqu’il propose au Théâtre national de Chaillot de faire une exposition à partir du livre de Peter Handke Le Poids du monde, au moment où Claude Régy met en scène Par les villages. Chaillot refuse le projet mais invite Jacquelin à la séance photo organisée pour la presse. “J’avais pris contact avec Gilles Costaz pour ce projet, Le Poids du monde. J’ai joué le jeu pour la séance photo. Je suis parti à l’entracte de Par les villages, j’ai développé la photographie et elle est parue pleine page le lendemain.” Il devient un des plus fameux photographes de théâtre, travaille avec Adel Hakim et Élisabeth Chailloux au Théatre des Quartiers d’Ivry, photographie les spectacles de Kantor, Pina Bausch, … Pour lui, une photographie intéressante construit du sens dans l’espace et le temps. “La photo intéressante produit du sens par un autre moyen mais n’est pas une reproduction.” Sa thèse Thésaurus Index Photographicus a des allures d’encyclopédie. “La photographie a des usages sociaux. Tout le monde fait de la photo. Une part de l’activité artistique autour de la photographie est le déplacement de ces usages sociaux dans le champ de l’art contemporain. Cette thèse n’a pas été facile à soutenir. Deux personnes seulement ont soutenu le projet : le directeur de la Bibliothèque nationale de France et la galerie Michèle Chomette jusqu’à sa fermeture.

Première(s) fois

En 1990 naît l’association Arsène qui a pour but d’encourager les initiatives artistiques. Elle propose de susciter les rencontres entre le public, les théoriciens et les praticiens de l’art contemporain dans le but de promouvoir une meilleure connaissance des productions artistiques actuelles. Un premier projet d’exposition nommé Victor Singleshot scénographe voit le jour. “Il s’agissait d’un projet de scénographies de lieux réels envisagés comme des décors de théâtre. Nous parcourions la banlieue la nuit et faisions des photographies format carré. Ensuite, nous commandions des fragments de textes que nous aurions aimé jouer dans ces décors. Odile a mis en scène ces fragments dans des acoustiques théâtrales. Ce fut notre premier travail professionnel.” Le premier spectacle, Vvert Célacon, The Living Ready-made, sorte de spectacle performance, est, lui aussi, inspiré de la photographie. “On m’avait proposé de faire une exposition sur une fiction archéologique à partir des rituels funéraires des indiens Iso dans une logique ethnographique. J’ai proposé cette vitrine.” Une vitrine de 3 m d’ouverture, 0,70 m de profondeur et 2,30 m de hauteur posée sur une base en bois de 0,50 m de haut et vitrée sur tous les côtés accueille la comédienne Odile Darbelley travestie en homme qui manipule des objets, reprend les principes de la pataphysique et invente la vie imaginaire de Duchamp Duchamp, faux frère de Marcel.

Ur Asamlet. Photographies de répétition, Scène nationale 61, Alençon, 2009 - Photo © Pascal Maine

Ur Asamlet. Photographies de répétition, Scène nationale 61, Alençon, 2009 – Photo © Pascal Maine

La fondation Swedenborg

Dans La chambre du professeur Swedenborg, le public est invité à pénétrer dans une reconstitution de la chambre “folding” (pliante) imaginée par le professeur Swedenborg sur le modèle de celle où il a vécu avant d’y mourir. Accompagné d’Hanna Huri, sa fidèle (et presque muette) femme de chambre, le professeur parcourt l’Europe dans cette chambre immuable. Il se lie d’amitié avec Duchamp Duchamp, fameux frère de Marcel, qui devient naturellement le légataire universel du professeur ; “cela racontait les expériences du professeur Swedenborg, qui s’intéressait à la foudre et à l’électricité, et qui a construit cette chambre pour réfléchir.” Avec comme mantra “il est plus facile de chercher ce qu’on trouve que de trouver ce qu’on cherche”, La chambre du professeur Swedenborg est un dispositif prévu pour accueillir cinquante spectateurs tout au plus, dans un volume de 5,50 m x 5,50 m. La circulation est nécessaire autour du dispositif, le public sort pour les saluts. Les espaces sont toujours pensés pour être autonomes.

Le troisième spectacle se nommait Dispositif expérimental pour une rencontre avec les Åsa chasseurs de météores. Soixante personnes dans une boîte de 8 m x 7 m composée de vingt-deux châssis bois et métal (format maximum 2,80 m x 1,60 m). Dans cette boîte, l’artiste post-restant de La chambre du professeur Swedenborg se nomme A. Pophtègme ; il est à présent membre du groupe Albert Pophtègme, mouvement artistique perpétuel. Pophtègme choisit de travailler avec les Åsa, des esquimaux du Grand Nord sibérien qui pratiquent le phagocytage culturel en empruntant les coutumes des autres et dont la formule est la suivante : “citer, c’est ressusciter”. “Le spectacle se déroulait dans une boîte séparée par une vitre avec d’un côté le public et l’artiste et de l’autre les Åsa exécutant des danses rituelles. C’était un peu l’idée des zoos humains. Un dispositif vidéo prolongeait la banquise grâce à un retour vidéo lorsqu’ils sortaient de la boîte. Cela créait, derrière la boîte, un espace fictif très puissant.

Nous ne pouvons connaître le goût de l’ananas par le récit des voyageurs, tranche N°3 avec Georges Appaix. Frac PACA Théâtre des Bernardines, Marseille, 2013 - Photo © Michel Jacquelin

Nous ne pouvons connaître le goût de l’ananas par le récit des voyageurs, tranche N°3 avec Georges Appaix. Frac PACA Théâtre des Bernardines, Marseille, 2013 – Photo © Michel Jacquelin

Art tangent

Manifeste, ou anti-manifeste, de la fondation Swedenborg pour l’art contemporain naît l’art tangent. L’art tangent est moins tangent quand nous le voyons que quand nous ne le voyons pas. C’est un ensemble de productions qui n’est ni de l’art brut ni de l’art contemporain et que nous appelons par défaut des œuvres tangentes. Il descend de Duchamp Duchamp comme l’art contemporain visible descend de Marcel Duchamp. Duchamp Duchamp, Jack O’ Metty le pompier de service, le professeur Swedenborg, A. Pophtègme, nous invitent à pénétrer le monde de la tribu Åsa. L’imposture comme loi suprême, loufoqueries à tous les étages, conférences, performances, représentations théâtrales abondent à flots continus cette fiction perpétuelle fondée sur l’autodérision. Leur dernière fantaisie se nomme Nous ne pouvons connaître le goût de l’ananas par le récit des voyageurs, un projet en plusieurs tranches où ils proposent à des artistes bien réels – les AAA (Artistes anonymes associés) – venant d’horizons différents d’être tour à tour élément moteur dans l’élaboration d’une série de propositions théâtrales entre autobiographie et autofiction.

Ur Asamlet. Scène nationale 61, Alençon, 2009 - Photo © Marcel Slash Marcel

Ur Asamlet. Scène nationale 61, Alençon, 2009 – Photo © Marcel Slash Marcel

L’espace est une bulle d’air gonflable transparente pensée comme loupe, espace de création, cocon, lieu de projection physique et mental. L’objectif est de fabriquer un prototype d’artiste tangent qui inscrit son parcours fictif dans les biographies dont il se nourrit. La bulle gonflée est de forme elliptique et atteint environ 8 m de long. Elle est posée sur un socle haut de 50 cm. L’histoire de l’art tangent se poursuit à travers ces biographies croisées. Boris Lehman, Georges Appaix, Vinciane Despret, Josef Nadj se sont prêtés au jeu. À l’origine de ce constat, une série d’entretiens où la parole directe s’avère plus stimulante que les écrits théoriques. L’idée est de revisiter, à travers ce que Barthes appelait les biographèmes, des petits événements que nul ne raconte jamais à personne et qui pourtant sont ce qui fait l’essentiel de ce que nous vivons. Sur scène, chaque épisode du projet rassemble l’invité, Iks (Odile Darbelley interprétant un artiste fictif qui nourrit sa propre vie des rencontres avec les invités), Michel Jacquelin pour le lien avec le public et un acolyte. Ainsi va l’art tangent, mi-théâtre, mi-performance, théâtre d’intervention en milieu muséal prétexte à la création d’œuvres polymorphes. À eux deux, Jacquelin et Darbelley font tout. Ils ont construit, à force d’une imagination littéralement délirante, un monde entier pétri de créatures et de dispositifs réjouissants. Pas de doute, les derniers dadaïstes, ce sont eux.

Odile Darbelley & Michel Jacquelin. Tout seul je ne suis pas assez nombreux, Théâtre du Rond-Point, 2003 - Photo © Pascal Maine

Odile Darbelley & Michel Jacquelin. Tout seul je ne suis pas assez nombreux, Théâtre du Rond-Point2003 – Photo © Pascal Maine

 

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