Un spectacle qui flirte avec la comédie musicale
C’est au Théâtre des Célestins à Lyon que nous avons pu découvrir combien le son a la part belle dans Nosztalgia Express. Petit tour en régie, où la pression était de mise, et entretien avec l’auteur et metteur en scène Marc Lainé.
En régie son, Pierre Xucla est un peu fébrile puisqu’il sera ce soir tout seul aux manettes, après deux petites journées de passation au côté du créateur sonore Morgan Conan Guez. Au programme, 2 h 40 de spectacle pendant lesquelles il devra mixer sept comédiens aux micros HF (capsules Sanken COS-22), un piano quart-de-queue sonorisé par deux DPA 4099, un synthé Roland simulant un vieux Fender Rhodes, trois micros chant (Røde NT1-A et Shure SM 565) et un micro intégré dans le décor. À cela s’ajoutent 129 tops à envoyer sur la session Ableton Live, laquelle gère le multipiste audio, le déclenchement Midi des quarante mémoires de scène de la console Yamaha CL5 et le déclenchement Midi des vidéos, textes et images diffusées par Millumin depuis un second ordinateur. “Quand nous décomposons la régie, elle n’est pas très compliquée. Envoyer des tops ou ouvrir des micros sur du texte ou des déplacements, c’est simple”, nous confie Pierre. La difficulté est surtout dans le fait de ne pas bien connaître le spectacle qui est très dense. “Pour l’instant je fais confiance à ce qui est enregistré dans la console ; je vais prioriser les tops ainsi que les entrées et sorties de micros car c’est ce qui peut planter le spectacle.”
Sur scène, le piano quart-de-queue fait le lien entre les quatre actes et les quatre lieux du récit. Pour commencer, il se trouve dans un studio d’enregistrement des années 60’, moquette au sol, motifs vintages aux murs. Nous distinguons au lointain la vitre de la cabine régie. Le personnage principal, un chanteur yéyé interprété par le comédien et musicien François Praud, est un artiste malheureux qui va partir à la recherche de sa mère l’ayant abandonné enfant.
Le second acte relate le parcours passé de la mère, les différents lieux de son périple sont projetés en diapositives noires et blanches. À côté de l’écran, au piano, François Praud accompagne et ponctue le récit, tel le pianiste d’un cinéma d’une autre époque.
Le troisième acte se situe dans une chambre d’hôtel où le piano se devine au lointain derrière les voilages de la fenêtre, évanescent au même titre que son interprète à ce moment-là, la mère, jouée par la comédienne et chanteuse Léopoldine Hummel.
Le quatrième et dernier acte se situe dans le hall de l’hôtel. Le piano y reprend sa place d’honneur et permettra au chanteur d’y jouer le concert qui clôturera cette épopée rocambolesque.
La bande sonore est élaborée et ininterrompue, pour un rendu très cinématographique : musiques, bruitages, voix parlées et chantées amplifiées, sous lesquels court un continuum sonore tel un “fond d’air” propre au mixage cinéma. Les musiques jouées en direct et celles préenregistrées se mélangent impeccablement. Morgan Conan Guez nous confie que le travail sur les bandes a été très exigeant, autant pour valider les tonalités et les tempos des chansons que pour rendre le mixage transparent : “Il peut arriver que François lâche sa main droite à l’orgue sur un refrain pour jouer exclusivement sur le piano et, à ce moment-là, nous avons remis de l’orgue dans la bande pour prendre le relais”. À bon entendeur…
Marc Lainé, auteur et metteur en scène du spectacle, a joué le jeu de l’entretien strictement “sonore”…
Quel est votre rapport au théâtre musical ?
Marc Lainé : Je fais partie des metteurs en scène rangés dans la catégorie du théâtre musical. Mais au fond, je me revendique plutôt d’un courant transdisciplinaire : tournage en direct, musique live, danse, … Ce qui m’amuse c’est le dialogue entre toutes ces disciplines au service de la fable, du récit dramatique. Au départ, je suis plasticien et scénographe, puis je me suis mis à écrire et mettre en scène mes textes dont je construis les décors. J’ai un rapport à l’image et à la lumière assez pointu mais en revanche, même si j’en écoute beaucoup quand j’écris, le son et la musique relèvent pour moi d’un territoire totalement inconnu. J’ai pour habitude d’inviter des musiciens, souvent issus de la scène musicale actuelle, à composer la bande originale du spectacle et à l’interpréter en direct au plateau. Ce sont très souvent les artistes que j’ai écoutés assidûment lors de l’écriture du texte. Je leur demande de composer non seulement la musique du spectacle mais aussi des moments chantés avec lesquels je m’amuse à décaler, à déréaliser une scène. Un metteur en scène sculpte le temps du spectacle, tel un musicien. C’est très confortable de travailler avec de la musique car elle permet un grand contrôle. Mes spectacles étant très techniques et très “topés”, la musique agit comme une partition sur laquelle chaque action, chaque geste est chorégraphié ; elle offre ainsi une grande maîtrise du temps et de l’image. Elle permet également de soutenir de vrais temps, d’illustrer, de surligner ou encore de contrarier et de “frictionner” le propos, ce qui est très intéressant.
Et la comédie musicale ?
M. L. : Je n’ai pas un goût particulier pour la comédie musicale. Je la connais surtout par les grands standards du cinéma et peu par la scène où elle trouve pourtant ses origines. Ce qui me plaît – et là où il y a une rencontre et une adéquation avec mon travail – c’est dans la précision et l’exigence de l’exercice. Avec Nosztalgia Express, c’est la première fois qu’un de mes spectacles flirte avec le genre comédie musicale de manière aussi franche. Il y a au moins une chanson par personnage et l’idée que la fiction se raconte autant par la musique que par les mots et le texte. La musique a toujours chez moi un statut intra-diégétique : la musique est toujours présente sur scène car le personnage principal est toujours un musicien – ici un chanteur yéyé. Le récit est donné de son point de vue, la musique devient son espace mental dans lequel tous les personnages peuvent se mettre à chanter tout à fait naturellement puisqu’il est lui-même chanteur. La dimension de comédie musicale est alors complètement légitimée, pourtant la pièce n’en est pas une à proprement parler. Je m’amuse à utiliser le genre comme une référence, une allusion post-moderniste. Je n’y ai pas mis de grandes chorégraphies et je ne demande surtout pas de danser même si, et c’est tout à fait passionnant, il y a une stylisation possible du corps chantant qui, sous la contrainte de l’effort physique, n’est plus un corps naturaliste.
Comment avez-vous choisi le compositeur Émile Sornin ?
M. L. : Une fois que j’avais ma fable qui se passe dans les années 60’ et qui touche à la comédie, je me suis demandé quel compositeur contemporain ou lié à cette époque saurait nous faire sourire. J’ai pensé à François de Roubaix ou Vladimir Cosma ; puis, j’ai fini par regarder dans mon horizon. J’écoutais alors avec délectation les deux premiers albums de Forever Pavot, le projet musical d’Émile Sornin dont je trouve le style néopsychédélique hyper malin et assez virtuose. Je l’ai contacté, il était partant. Nous nous sommes alors amusés à faire des allers-retours entre des citations de motifs musicaux yéyés et de musiques de films de l’époque. Il a composé les musiques de mes chansons dont les textes sont très kitchs et mélos. Je suppose que cela a dû le questionner car sa poésie à lui est plutôt absurde et décalée. Dans le travail, c’est la première fois pour moi que le compositeur n’était pas sur place en répétition ; il a tout composé en studio de son côté et passait nous délivrer ses bandes.
Et les interprètes ?
M. L. : François Praud et Léopoldine Hummel sont comédien.ne.s et musicien.ne.s. Ils ont fourni un énorme travail de transcription et d’arrangement pour interpréter les musiques au plateau. François est capable de recevoir, à l’oreillette, un clic qui va lui donner le départ d’une musique enregistrée sur laquelle il devra se caler au piano, tout en ayant encore une réplique à glisser ; nous pouvons saluer la gymnastique mentale… Pour Léopoldine, qui joue la mère, je souhaitais au départ faire une distinction très nette entre le personnage jouant et le personnage chantant. Mais petit à petit, j’ai dû accepter que ce soit pour elle un seul et même parcours. J’ai trouvé très intéressant d’observer combien sa partition musicale et chantée a créé un écho dans son jeu dramatique en le stylisant et en le décalant. J’ai écrit une pièce dont François et Léopoldine jouent les personnages principaux mais il s’agit d’une pièce chorale dans laquelle j’ai dû aussi réunir une bande d’acteurs qui chantent très bien.
Quel a été votre travail sur le son ?
M. L. : D’habitude, dans mes spectacles, je monte des dispositifs de tournage en direct où la bande sonore se fabrique elle aussi en direct avec un effet de réel. Par exemple, quand nous ouvrons une fenêtre, nous entendons la rumeur de la ville. Maintenant que je travaille beaucoup avec du son et des musiciens, j’ai toujours besoin au moins d’un “faux silence”. C’est ce que nous avons cherché pour chaque acte avec Morgan, qui devait également faire en sorte que le mélange avec la musique quasi omniprésente soit harmonieux. Pour le premier acte, c’était très compliqué car il se passe dans un studio d’enregistrement qui, par définition, ne laisse pénétrer aucun son. Nous avons fini par trouver un drone, un “ver d’oreille” très bas, un peu pénible et qui plombe. Nous l’avons gardé parce qu’à ce moment-là nous racontons une dépression. Pour le deuxième acte, j’ai demandé à entendre tous les sons des espaces concrets parcourus : gare, ville, guerre, … La texture est travaillée avec des ponctuations tantôt réalistes tantôt décalées. Nous les entendons à peine mais brusquement elles dérangent un peu la perception du spectateur et, paradoxalement, c’est le regard et l’attention, pas nécessairement auditive, qui se mettent en œuvre. Dans le troisième acte, c’est un son de rumeur de ville qui prend en charge le faux silence. Dans le quatrième acte, nous avons pleinement assumé les musiques jazzy et easy listening du hall de l’hôtel. Dans une inspiration un peu lynchienne, ce tapis sonore bienveillant peut, au moment d’un récit inquiétant, être déformé, étiré, ralenti, … J’ai aussi voulu que le retour de la comédie soit accompagné d’un jazz aux balais très “Twin Peaks” que j’ai demandé à Émile de composer pour l’occasion. À la fin, il y a un travail assez complexe sur une rumeur de foule qui est d’abord diffusée côté salle et où le public en immersion se retrouve assez mécaniquement obligé d’applaudir avec l’enregistrement. Puis, par une bascule et un effet d’aspiration, la foule passe au lointain et le vrai public est restitué à sa condition de spectateur. En tant que scénographe, j’adore pouvoir bouleverser l’espace. À ce moment-là, le son devient de l’espace et c’est génial. La dimension immersive est avant tout sonore.

Marc Lainé dans la cabine régie du faux studio d’enregistrement – Photo © Christophe Raynaud de Lage
Et au sujet des micros HF ?
M. L. : J’ai du mal avec les micros parce que je n’aime pas leur rendu “métallique”. Dans le registre de la comédie musicale, avec toute cette musique, je n’ai pas d’autre choix que d’en utiliser. Ce qui est intéressant c’est qu’ils permettent également de travailler sur l’espace et la profondeur. Grâce aux HF, nous pouvons aplatir l’image et cet aplatissement a une qualité cinématographique, offre une certaine liberté au regard du spectateur qui ne sera pas forcément happé par la voix la plus forte. Il y a des moments où je réclame beaucoup de profondeur et d’autres où j’ai besoin que cela s’aplatisse, autant sur les voix que sur les ambiances, pour obtenir quelque chose de très stylisé. Les sondiers travaillent dans la “finesse” ; c’est toujours un grand débat que j’ai avec eux car moi, qui n’entends pas tout, j’ai souvent envie que “cela s’entende”. Je pense que nous pourrions travailler à ce que le son soit un signe équivalent aux autres signes traités au théâtre, qu’il soit plus évident pour le spectateur, lequel se mettrait à être actif, à mieux le repérer et l’interpréter.
Générique
- Mise en scène et scénographie : Marc Lainé
- Assistanat à la mise en scène : Jean Massé
- Collaboration artistique : Tünde Deak
- Collaboration à la scénographie : Stephan Zimmerli
- Assistanat à la scénographie : Anouk Maugein
- Musique : Émile Sornin
- Lumière : Kevin Briard http://www.kevinbriard.com/
- Son : Morgan Conan Guez
- Régie générale : Kévin Briard & Vincent Ribes
- Régie plateau : Rodrigue Cabezas & Farid Laroussi
- Costumes : Benjamin Moreau
- Décors et costumes : Ateliers du Théâtre de Liège
- Habillage : Barbara Mornet
- Maquillage et perruques : Maléna Plagiau