Arts numériques

Résilience et écoresponsabilité

Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux

La Terre est-elle ronde ? de Fabien Léaustic - Photo © Adagp Photographies / Juan Cruz Ibanez

La Terre est-elle ronde ? de Fabien Léaustic – Photo © Adagp Photographies / Juan Cruz Ibanez

Face à l’urgence climatique, les arts numériques se remettent eux aussi en question et tendent vers des pratiques plus durables et moins énergivores. Comment l’écoconception impacte-t-elle l’esthétique mais aussi l’éthique de la création numérique ?

L’art numérique ne se résume pas qu’aux écrans. Il irrigue les installations de ses données, joue à cache-cache dans la low tech, dialogue avec le vivant. L’écoconception des œuvres numériques s’inscrit dans toutes les strates complexes de ces artefacts hybrides, de leur création à leur production en passant par leur monstration.

L’écologie et l’environnement sont des problématiques très pragmatiques dans la production des œuvres, mais elles sont aussi un sujet en soi”, explique l’artiste chercheur Fabien Léaustic qui centre son travail sur la prospective entre art et sciences. Ses matériaux de prédilection ? Le phytoplancton, l’argile et l’ADN. “À mon échelle personnelle, mais aussi en tant qu’artiste et chercheur, je m’interroge sur le genre de production à laquelle j’ai envie d’aboutir, quelle construction je veux pour un futur souhaitable. Les œuvres que j’ai développées en collaborant avec ces matières se sont implémentées au fur et à mesure dans ma recherche de manière très concrète avec cette dimension d’écoconception.

Avec Geysa (2018), un hypnotique geyser d’eau et d’argile rouge qui jaillit à 20 m de hauteur, il reproduit un phénomène naturel de manière artificielle. Un geste plasticien et technologique spectaculaire réalisé à la Cité des sciences pendant la Nuit Blanche mais très énergivore. Un constat qui a amené Fabien Léaustic à repenser de A à Z la conception de son œuvre avec un nouvel avatar, La Terre est-elle ronde ?Par rapport à Geysa, je divise par cinquante la quantité d’eau et d’argile”, explique l’artiste qui a réalisé sa thèse dans le cadre du programme SACRe (Sciences, arts, création, recherche). “J’ai choisi de l’argile employée pour lubrifier les têtes de forage qui puisent dans les nappes aquifères et les gisements pour ses propriétés plastiques et pour toute la sémiologie transmise par cette matière utilisée dans l’industrie extractiviste.

Dans l’installation Ruines (2017), il fait du vivant son matériau de création. Ses hauts monolithes de phytoplanctons irrigués par de l’eau mutent au rythme de la croissance des organismes. “La démarche pragmatique de la conception écologique de l’œuvre prend en considération les problématiques éthiques et environnementales qui, pour finir, déterminent un choix esthétique.” Là encore, les différentes itérations de cette installation ont abouti à son autonomisation : “Même si la pompe consomme peu, lorsque j’aurai mis en place un pompage mécanique, gravitationnel, et non plus électrique, j’aurai affranchi totalement le dispositif de l’électricité. Je déconnecte la prise du réseau”.

Le coût environnemental des activités digitales est aussi l’une des préoccupations de cet artiste qui crée également des œuvres 100 % numériques. “Nous parlons souvent de l’impact environnemental du numérique dans le stockage mais ce sont surtout les calculs et les flux de données qui posent problème”, confie-t-il. “En outre, mettre à disposition du public des œuvres en ligne permet de démocratiser l’accès à l’art, mais à quel prix ? Si elles sont stockées sur un serveur alimenté au charbon, la balance n’est plus bonne car il n’y a plus de rapport positif à l’art.” Cette question du rapport à l’œuvre soulève également celle de sa monstration. Les œuvres numériques doivent-elles être nécessairement en ligne pour exister ou peuvent-elles vivre off line en étant présentées dans un contexte d’exposition sur une période donnée ?

Monolithe de Fabien Léaustic - Photo © Adagp Photographies / Juan Cruz Ibanez

Monolithe de Fabien Léaustic – Photo © Adagp Photographies / Juan Cruz Ibanez

Ces questions de fond, Cédric Carles les explore depuis plus de vingt ans. Artiste, designer et chercheur, il est à l’initiative du Solar Sound System, un module de sonorisation fonctionnant à l’énergie solaire et de l’Atelier 21, un laboratoire citoyen d’utilité publique. “Toute la question est : les artistes du numérique qui essayent de limiter leurs impacts environnementaux, que racontent-ils dans leurs œuvres ? Nous ne pouvons pas séparer le discours, le concept et la forme. L’art est une forme de résistance. Quand nous sommes dans ce processus créatif, nous intégrons, d’un point de vue philosophique mais aussi terre à terre, toutes ces contraintes environnementales : comment puis-je limiter mon empreinte ? Comment trouver et utiliser des énergies plus durables, frugales et responsables ?

Tête chercheuse de projets écoresponsables et d’innovations énergétiques, il est à l’origine de Paléo-énergétique, un programme de recherche citoyen retraçant une histoire alternative de l’énergie et développant des solutions durables à partir de brevets anciens. “Dans nos développements, nous ne nous empêchons pas d’utiliser le numérique car il faut bien identifier les luttes dont nous parlons. Nous vivons un éclatement socioculturel. Or, nous savons que seuls l’art et la culture arrivent à tendre la main à des peuples qui ne partagent pas la même langue. L’art et la musique sont des langages de paix. Le numérique offre cette capacité de liberté qui permet de diffuser les artistes au même niveau que les grosses plates-formes.” La radio du Solar Sound System, radio3s.org, émet ainsi dans le monde entier. “C’est un porte-voix pour les jeunes producteurs de musique électronique, une porte ouverte sur le monde. Comme tous nos sites, elle est hébergée à l’énergie solaire par Horus, une plate-forme d’hébergement responsable suisse.

Cette année, il a lancé un nouveau site, le Retrofutur Museum, un musée virtuel retraçant les recherches du programme Paléo-énergétique qui donne une seconde vie à ces inventions et à leurs créateurs, grands oubliés de la transition énergétique. Dans cet esprit, l’Atelier 21 vient de publier Retrofutur : une autre histoire des machines à vent. “Quand quelqu’un fait appel à l’Atelier 21 ou au Solar Sound System, il y a certes cet aspect écologique mais derrière, tu soutiens quelque chose en plus, des projets de fond, une autre vision de la société.

Ruines de Fabien Léaustic - Photo © Adagp Photographies / Juan Cruz Ibanez

Ruines de Fabien Léaustic – Photo © Adagp Photographies / Juan Cruz Ibanez

Un nécessaire dialogue

Au-delà de leur création, l’écoconception interroge de manière plus large la monstration des œuvres numériques dans le contexte de l’exposition. Ce questionnement, qui porte à la fois sur la matérialité de l’œuvre et l’écosystème dans lequel elle est présentée au public, induit un nécessaire dialogue entre artistes et diffuseurs, parfois très en amont de la production. “Lorsqu’un artiste te propose une installation numérique, il est toujours intéressant de pouvoir l’interpréter avec ses propres inputs, sa propre culture”, témoigne Carine Le Malet, curatrice et directrice artistique spécialiste des arts numériques. “Il te donne des clés, des bases, une manière de l’aborder, mais cet espace te laisse la place d’ajouter ton propre niveau de lecture, ce qui se traduit par des questions concrètes : que voulons-nous montrer au public ? Pourquoi ? Comment y parvenir ? L’écoconception fait partie de ce processus.

Si la prise de conscience n’est pas récente pour les centres d’art, les galeries et les musées, la mise en pratique tâtonne. Système D et bonne volonté individuelle prévalent chez les programmateurs. “Beaucoup en sont encore au stade de la sensibilisation car la difficulté est de se rendre compte de l’impact réel du numérique, ce qui demande des connaissances et des compétences qu’il est parfois difficile de trouver chez les diffuseurs”, constate Fanny Legros. En 2020, cette ancienne directrice de la galerie Jérôme Poggi a créé Karbone Prod, une agence de conseil pour accompagner les acteurs du monde de l’art dans l’écoconception de leurs productions. Elle explique que 90 % des impacts environnementaux d’une production ont lieu dès sa conception : “Malheureusement, il n’y a pas de réponses miracles, tout dépend des situations de chacun en fonction des usages, de la création, du bâtiment, du nombre d’expositions, des productions réalisées et des moyens mis en place par les équipes”.

Toute la difficulté est de savoir où placer le curseur. Nous arrêtons-nous aux œuvres elles-mêmes ou devons-nous prendre en compte toute la logique de production ?”, s’interroge pour sa part Clément Thibaut, directeur artistique du centre d’art numérique Le Cube. Il précise : “Si nous prenons l’exemple de l’empreinte carbone, n’analysons-nous que l’exposition, c’est-à-dire la fabrication, le transport des œuvres et la scénographie ou devons-nous prendre en compte la consommation électrique ainsi que l’ensemble des mouvements et des transports, y compris des publics ? Les espaces de stockage et les flux numériques utilisent également des ressources fossiles. Le premier point complexe est de réussir à mesurer l’impact ; le second est de définir des critères et une méthodologie pour moduler et modifier nos actions, et enfin trouver des idées de contournement”.

Des réseaux comme HACNUM – le Réseau national des arts hybrides et cultures numériques – se penchent sur ces problématiques. Régulièrement, il convie ses membres à réfléchir, dans des groupes de travail, aux impacts environnementaux des activités culturelles, notamment numériques. “Les réseaux ont une véritable place à prendre sur ces questions”, confirme Clément Thibaut. “Nous sommes tous d’accord sur le constat mais il faut maintenant trouver des moyens d’action efficaces.

Le contexte d’exposition des œuvres numériques soulève d’autres interrogations. Pour le directeur artistique du Cube, si la matérialité des expositions demeure nécessaire, la question se pose pour certaines œuvres numériques. “C’est un problème complexe. Pour IA, qui es-tu ?, l’exposition des vingt ans du Cube, nous avons décidé de la monter en ligne – nous étions encore dans un contexte de confinement. Même si le coût est quatre fois plus cher, nous avons eu recours à un hébergeur vert. Il s’agissait aussi de développer un site frugal et optimisé en termes de consommation énergétique.” Cette démarche “résiliente” a été inscrite en amont du cahier des charges pour les équipes. “Cette expérience nous a aussi poussés à nous interroger sur ce qu’est une bonne exposition en ligne. Avec le Covid, les expositions virtuelles se sont multipliées, mais souvent au détriment du rapport à l’œuvre.

Retrofutur Muséum, parabole Mouchot - Photo © Cédric Carles

Retrofutur Muséum, parabole Mouchot – Photo © Cédric Carles

De plus en plus d’appels à projets artistiques, en particulier dans le secteur des arts numériques, intègrent des objectifs d’écoresponsabilité dans la conception et la production des œuvres. Avec le paradoxe que, pour obtenir des subventions, certains concepteurs confèrent une inflexion green à leurs créations, au risque qu’elles soient davantage d’ordre cosmétique que conceptuelle. “De nombreux artistes sont habités depuis longtemps par ces préoccupations environnementales, comme Sandra et Gaspard Bébié-Valérian ou Barthélemy Antoine-Lœff” , rappelle la curatrice Carine Le Malet. “Nous avons vu fleurir des appels à projets sur la fonte des glaces, puis sur la surveillance, puis sur la mémoire, le sommeil, le travail. Les artistes sont des éponges qui captent les signaux faibles de la société et ils vont mettre dans leurs créations leurs observations, leurs joies, leurs angoisses. Ils n’ont pas forcément besoin qu’on leur souffle à l’oreille des sujets ou qu’on leur dise d’être écoresponsables.” Par contre, pour les institutions culturelles, inscrire l’écoresponsabilité dans leurs missions s’avère indispensable. “Je crois savoir que le ministère de la Culture prépare des ‘référentiels’ pour le secteur”, confie Fanny Legros. “Je pense qu’il est indispensable de réfléchir à des outils qui apportent des résultats multicritères autres que carbone et qui peuvent aider les institutions dans leur prise de décisions en fonction de l’impact des projets. Il va falloir aussi un appui important du Code des marchés publics.

Face à l’urgence sociale et environnementale, des voix s’élèvent pour établir un cadre servant à inscrire l’écoresponsabilité dans les pratiques curatoriales. Dans une tribune publiée dans Le Monde le 28 septembre dernier, Guillaume Désanges, président du Palais de Tokyo, lançait un cri d’alarme. Selon lui, les espaces de monstration doivent implémenter d’urgence ces pratiques écoresponsables, un virage éthique vers ce qu’il appelle une “permaculture institutionnelle”. “Les artistes sont les champions de l’adaptation, sachant sublimer le réel et créer à partir de peu”, écrit-il. “Son histoire étant bien plus ancienne que la modernité industrielle, l’art a beaucoup à nous apprendre en matière d’autonomie, de réflexion critique sur les matériaux, de durabilité, de recyclage et de simplicité comme force.” Les artistes du numérique le prouvent.

Situé à la jonction des arts numériques, de la recherche et de l’industrie, le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux contribue activement aux réflexions autour des technologies numériques et de leur devenir en termes de potentiel et d’enjeux, d’usages et d’impacts sociétaux. www.stereolux.org

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