Traverser la lumière

Yasuke Kurosan de Smaïl Kanouté

Toutes les photos sont de © Nora Houguenade

Les tubes lumineux sans fil

Les tubes lumineux sans fil

Après Never twenty one, Yasuke Kurosan est le deuxième volet d’un triptyque chorégraphique sur lequel travaille Smaïl Kanouté. En parallèle des pièces dansées existent trois films. Le projet des films et des spectacles est le même : explorer la manière dont le colonialisme agit et, dans le même temps, ce qui perdure des rites anciens, dans les luttes notamment. À l’intérieur de ce parcours, Yasuke Kurosan parle d’un samouraï africain ayant vécu au Japon au XVIe siècle. C’est une pièce pour sept interprètes métissé.e.s culturellement mais aussi ethniquement.

Écrire une histoire

Comme l’explique Smaïl Kanouté, “c’est une pièce qui traverse la danse, la musique et la lumière entre l’Afrique et l’Asie”. […] “L’image du samouraï africain, c’est un bug dans l’histoire du Japon. Le fait d’avoir découvert cette image d’un samouraï noir africain au Japon, c’est à la fois un imaginaire dans le passé mais c’est aussi un imaginaire afro-futuriste.” […] “C’est vrai qu’il y a une Afrique guerrière à travers ces personnages dans le sens où l’Afrique continue à se battre pour récupérer ses terres, ses richesses, sa noblesse des empires passés. Pour revenir à cette image-là, je me suis vraiment intéressé aux danses guerrières africaines en allant au Mali pendant trois semaines où j’ai travaillé avec des danseuses et des danseurs africains, au festival Fari Foni Waati, j’ai vraiment senti cet appétit, cette créativité sans limites de guerriers artistiques. J’ai travaillé le mouvement chorégraphique tout d’abord en écrivant une histoire.(1)

Petites lampes LEDs sous les toppai jingasa

Petites lampes LEDs sous les toppai jingasa

Une très grande force se dégage de ce travail. Le fait que les sept interprètes au plateau soient des personnes non blanches, à l’heure où nous sommes encore très habitué.e.s en France à une grande majorité blanche sur les plateaux de théâtre ; le fait que cette mixité choisie ait un sens très fort par rapport à ce qui est raconté ; le fait que soient saisies conjointement la danse, la musique et la lumière pour représenter cette histoire ; le fait, enfin, que cela vienne tendre des ponts entre une histoire très ancienne et nos histoires contemporaines, et que cela contribue, nous semble-t-il, à nourrir d’autres imaginaires de spectacle pour le futur…

Où sommes-nous ?

Tout au long du spectacle d’une durée d’une heure s’affirme un travail de pénombre et de lisières. Nous sommes souvent au seuil. D’abord au seuil du visible quand le spectacle commence. Nous ne découvrirons vraiment les corps et les visages que plus tard. Quand le spectacle débute, nous sentons qu’ils.elles s’agitent dans la quasi obscurité, se préparent. Les sept interprètes entrent un.e à un.e sur scène dans une obscurité totale, portent des toppai jingasa(2) équipés à l’intérieur de petites lampes LEDs. En entrant, ils.elles allument une à une les petites lampes par simple pression sur le luminaire et c’est ainsi que la lumière arrive, par l’addition de ces toutes petites sources. Quand toutes les lampes LEDs sont allumées sous les coiffes, nous voyons se détacher dans l’obscurité relative le bas des visages, les épaules, le haut des corps et un halo de lumière au sol autour de chaque interprète. Ils.elles avancent, traversent l’espace, semblent parcourir très précisément un chemin que nous ne voyons pas. En passant, ils.elles déposent au sol des petits luminaires LEDs semblables à ceux installés sous les toppai jingasa. Apparaît alors, au fur et à mesure, un grand tracé lumineux. Nous découvrons ainsi l’espace et les interprètes qui le parcourent. Nous sommes à la fois pris par la beauté de ce qui arrive et par sa singularité : où sommes-nous ? Ne voyant que des morceaux de corps, devinant des mouvements, nous perdons parfois nos repères. Nous pourrions penser que les interprètes ne touchent pas terre, ont des corps immenses ou, au contraire, réduits à la partie visible.

Les tubes lumineux sans fil

Les tubes lumineux sans fil

Choré-graphiste

Smaïl Kanouté se définit comme choré-graphiste et il ne s’agit pas simplement d’un jeu de mots comme il l’explique très bien : “Je suis à la fois chorégraphe et designer graphique. Pour moi, le graphisme et la danse sont une même chose, c’est une question de rythme, de courbe, d’énergie, de tableau, de fresque. J’ai créé cette compagnie en 2016 et elle travaille sur des performances dans l’univers de l’art contemporain, de la danse, mais aussi dans l’univers audiovisuel”.(3) L’une des questions posée ici, à la croisée de différentes pratiques, est celle de l’espace. Il est, a minima, l’endroit où danse, musique, lumière, art visuel et audiovisuel peuvent converger.

Dans ce spectacle, la scénographie est la cage de scène : ce qu’il y a de plus nu au théâtre et en même temps ce qui permet de concentrer toute l’attention sur les corps. Au sol, des tapis de danse noirs. Murs noirs sans velours. Gril technique à vue mais suffisamment haut pour ne pas être présent dans le champ de vision. Un espace noir dans lequel la danse et la lumière vont venir dessiner des espaces, des chemins, des moments. Le spectacle commence dans l’obscurité. Puis ce sont les toutes petites lampes LEDs qui, avant de se multiplier et de produire des halos, semblent percer cette obscurité.

Plus tard dans le spectacle, les sept interprètes se saisissent de tubes lumineux sans fil et s’en servent comme de sabres ou de bâtons d’arts martiaux pour exécuter des figures, jouer des combats, danser ; immanquablement cela dessine des espaces, trace des lignes, rend palpables les mouvements.

Cette manière d’envisager la lumière et de construire avec elle des chemins et des espaces est proche de certaines œuvres de light painting telles que Velvet Warriors ou Diffusion de Chanette Manso(4) dans lesquelles la lumière vient trouer, tracer des contours et semble parfois émaner directement des corps et des objets.

Revêtir les peaux d'un très léger voile lumineux

Revêtir les peaux d’un très léger voile lumineux

Ce qui est vu/ce qui est perçu

J’ai toujours été envieuse du son – jalouse même parfois – pour sa capacité à faire vibrer le corps, à le toucher très directement, à venir parler à nos mémoires, faire ressurgir ce qui nous a touché.e.s quelque part dans le passé. Réentendre un enregistrement de la voix des morts en est un bon exemple. Alors que j’assistais à Yasuke Kurosan, j’ai senti les états lumineux construits par Olivier Brichet (qui signe également la scénographie) venir réveiller en moi non pas des souvenirs émotionnels mais des sensations. La manière dont j’avais vécu, dont mon corps avait vécu des moments de crépuscule, des trouées lumineuses dans une forêt et parfois cette expérience si particulière de ne pas savoir d’où vient la lumière, comme s’il y avait une confusion entre la ou les sources premières (émission) et les sources secondaires (réflexion). Je ne sais pas où sont gardés nos souvenirs d’aube, où sont écrits nos histoires, nos récits de lisière et de pénombre mais il me semble que le corps se repeuple de sensations à l’approche ou en présence de la lumière. Ici, une chose est sûre, avec ce spectacle c’est le cas.

Les interprètes tiennent les tubes lumineux cachés à deux moments dans le spectacle : une fois dans leur dos lorsqu’ils.elles nous font face et une autre fois devant eux.elles, alors qu’ils.elles nous tournent le dos. Le reste du plateau est dans une quasi obscurité et les tubes lumineux dégagent une lumière puissante. Ne voyant pas les sources, on dirait alors que ce sont les corps qui émettent la lumière. Ces moments sont certes esthétiquement très beaux, ont une dimension picturale indéniable, sont graphiquement impeccables mais n’y a-t-il pas aussi une dimension poétique ? Qu’il s’agisse de l’incandescence que nous pouvons supposer à ces guerrier.ère.s ou d’une luminescence propre à chaque corps(5), n’est-ce pas cela aussi qui vient nous troubler ?

Corps, espace et lumière

Corps, espace et lumière

Douceur de la lumière

Le plan de feux est construit pour pouvoir éclairer tout le plateau d’une lumière étale et, en usant séparément de telle ou telle source, d’éclairer chaque zone de manière distincte. Nous avons un plafond de PAR 64 (du lointain à la face, cinq perches de six PAR 64), un plafond de cycliodes asymétriques (du lointain à la face, trois perches de trois cycliodes), une perche de neuf PAR 64 en contre, une face avec rattrapage de face (de la face au lointain, trois perches de quatre PAR LEDs) et deux rampes LEDs polychromatiques à l’avant-scène. Se trouvent également deux éléments plus ponctuels : un Fresnel 5 kW au lointain jardin en diagonale occupant quasiment tout l’espace et deux cycliodes asymétriques à jardin, en latéral haut, prenant un large couloir lumineux, de jardin à cour, sur la partie centrale du plateau. Ce sont les seules sources à n’être ni gélatinées ni changeantes colorimétriquement. Elles apportent un spectre allant de l’orange doré jusqu’au blanc chaud. Les autres sources gélatinées sont dans des teintes bleutées, les sources LEDs varient et vont du blanc froid à des violets rose en passant par le bleu.

Quelques séquences sont très lumineuses (avec le Fresnel 5 kW notamment) mais la plupart du temps, le plateau est peu lumineux. La multiplication d’une même source (le plafond de PAR 64 ou celui de cycliodes asymétriques) permet précisément de travailler à faible intensité lumineuse, de faire jouer l’ensemble à quelques pourcents et ainsi de venir simplement revêtir les peaux d’un très léger voile lumineux. Il y a dans ce spectacle une très grande douceur de la lumière, sur les corps et les espaces alors même que ce qui se joue, se montre, s’échange sur le plateau n’est pas de cet ordre-là. Certain.e.s ont écrit ou filmé sur la naïveté et la légèreté des jeux d’enfants sous des soleils harassants de chaleur. Ce qui se passe ici, à l’inverse, s’éprouve dans des lumières d’une infinie douceur. Parfois crépusculaires, rarement écrasantes, mais douces toujours. Douces, elles le sont dans la manière dont elles viennent entourer les corps, les habiller, les accompagner, mais également dans cette façon si simple de venir ouvrir un nouvel espace (une douche s’allume à jardin et un espace s’ouvre) et d’appeler ainsi les interprètes jusqu’à cet endroit. Douces, elles le sont également dans les bascules d’un état lumineux à un autre, dans cette manière d’oublier une image tout en se préparant déjà à accueillir la suivante.

La scénographie est un volume noir, cette page noire sur laquelle (ou dans laquelle) la danse, la musique et la lumière viennent ouvrir le plateau. De nombreux espaces se mettent à exister à la rencontre des corps et de la lumière, que ce soit lorsque les interprètes forment un cercle avec les tubes lumineux, lorsqu’ils.elles sont appelé.e.s par une zone lumineuse qui vient de s’allumer, lorsqu’au début du spectacle ils.elles déposent de toutes petites lampes LEDs au sol, …

La lumière vient parfois d’une même et unique direction, organisant les ombres de manière nette et précise (5 kW Fresnel). Elle n’est parfois qu’une lueur (plafond de PAR 64), parfois une intensité petite et aigüe venant percer l’obscurité (toutes petites lampes LEDs déposées au sol), parfois comme un rideau dont la consistance, la texture semblent presque avérées par nos sens (contres PAR 64). Souvent, c’est une combinaison de différentes directions et intensités dont l’alchimie n’est pas directement lisible. Ce qui demeure, une fois le spectacle terminé, les jours suivants vécus et certains détails oubliés, c’est le souvenir vivant d’une lumière présente, en scène, une lumière dont nous ne pouvons dire avec certitude d’où elle arrive, émane, mais qui inonde avec la légendaire discrétion des étoiles.

Sans chercher à donner ici une signification ni à cette présence de la lumière ni au lien qu’elle entretient avec les corps, la danse ou l’espace, il semble néanmoins important d’attester de sa dimension poétique. Esthétique certes, graphique certainement mais également poétique. Peut-être est-ce cela aussi que dit Smaïl Kanouté lorsque présentant son travail, et plus précisément ce spectacle, il déclare : “C’est une pièce qui traverse la danse, la musique(6) et la lumière entre l’Afrique et l’Asie« . C’est une pièce qui traverse la lumière.

 

Notes

(1) Interview de Smaïl Kanouté. June Event de l’Atelier de Paris / CDCN, juin 2022

(2) Casques en fer, en bois ou en bambou, de forme conique, coiffe traditionnelle des Samouraïs

(3) Ibid

(4) Chanette Manso est une artiste visuelle contemporaine, l’une des figures importantes du light painting. Passionnée également de danse et de photographie, elle construit, à travers différentes séries plastiques, un univers où la lumière et la couleur ont une place centrale. https://chanettemanso.com

(5) “Depuis qu’on a découvert deux amantes qui dormaient embrassées toutes nues dans une clairière entourées d’une faible luminescence, on sait que le corps a sa lumière. Toutes sortes de lumières parcourent le corps. Elles sont peu connues. On sait que les yeux, les chevilles, les intérieurs des coudes, les paumes, la poitrine sont des passages pour la lumière du corps, des portes de sortie. » M.Wittig & S. Zeig, “Lumière” in Brouillon pour un dictionnaire des amantes, Grasset, 2018, p.140

(6) Il y aurait un très bel article à écrire sur la musique dans ce spectacle tant elle est, comme la lumière et à sa manière, présente tout au long de la représentation. On lui doit de grandes densités. On lui doit, à elle aussi, l’ouverture de certains espaces

 

  • Chorégraphe : Smaïl Kanouté
  • Assistant chorégraphe : Moustapha Ziane
  • Créateur sonore : Julien Villa
  • Scénographe et créateur lumière : Olivier Brichet
  • Régisseur lumière : Josselin Allaire
  • Régisseur son : Paul Lajus
  • Styliste, créateur costumes : Xuly Bet
  • Créateur art numérique : Guillaume Stagnaro
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