Camille Boitel et Sève Bernard
Nous ne pouvons pas raconter la pièce de 間 (ma, aïda, …) ou d’ailleurs nous ne devons pas la raconter puisque le spectacle est basé sur une succession de surprises. Devons-nous les révéler ? Non, et pourtant l’envie de partager cette poésie teintée de prouesse nous pousse à aborder la démarche, à comprendre les mécanismes grâce à la rencontre avec Camille Boitel et Sève Bernard, à témoigner de l’ingéniosité de ce spectacle qui est à voir absolument.
Depuis L’Homme de Hus en 2003, nous avons découvert l’univers de ces personnages toujours en déséquilibre, en proie avec les matériaux ingénieusement bricolés. “Je suis connu pour travailler sur la désagrégation des lieux”, explique Camille Boitel. 間 (ma, aïda, …), imaginé et interprété par Camille Boitel et Sève Bernard, raconte les différentes facettes de l’amour ; un combat des corps qui, en proie avec la machine théâtrale, arrive à le rendre poétique. Le spectacle est un hymne à la machinerie théâtrale. “C’est un des rares spectacles que nous avons commencé à imaginer à partir d’une commande sur une thématique que nous n’avions pas choisi. Nous étions invités à un festival ayant comme sujet la catastrophe qui, en cours de route, est devenu l’amour. Nous avions alors fait un mixte entre les deux et c’est alors devenu l’amour-catastrophe ! Nous nous sommes rendus compte que toutes les pièces parlent des amours-catastrophes”, expliquent Camille Boitel et Sève Bernard. “Nous sommes producteurs de cette pièce mais nous avons eu la chance d’être soutenus par le Tokyo Metropolitan Theatre. Leur confiance nous a poussés à nous dépasser. L’élaboration du spectacle s’est effectuée en plusieurs temps : d’abord, l’écriture elle-même, puis ensuite, nous avons imaginé ce qui allait se passer sur scène et avons présenté, au Japon, cette version, uniquement en la racontant.”
L’amour convoque l’espace théâtral
La calligraphie japonaise inscrite dans le titre peut être traduite par “espace”, “distance” ou “intervalle” ; ce même espace que les deux amoureux tentent de franchir pour s’approcher l’un de l’autre pendant 50 minutes. Nous assistons à trente-six spectacles qui parlent de ce dérèglement amoureux, un spectacle kaléidoscope qui explore les trente-six difficultés d’être ensemble. Est-ce une rencontre impossible ? “Nous voulions que chaque petit spectacle soit dissocié. En titrant les parties, nous avons eu envie de structurer dans les conventions du théâtre, mais le décalage est constant. Nous ne pouvons pas supporter que ce ne soit pas décalé. Nous jouons le comédien et faisons croire à un personnage avec ses stéréotypes.” Pas de mélodrame dans cette histoire. Ici, un dialogue s’installe entre le plateau et les personnages. Le plateau devient vivant.
La relation avec l’espace du théâtre paraît évidente. Le contexte fait partie de la pièce : “La conférence sur la jubilation était un spectacle avec deux personnes et deux valises dans un amphithéâtre. L’espace était le lieu de la conférence et la pièce explorait tout l’espace avec le goût pour l’endroit où elle se trouvait : une conférence dans un lieu de conférence tandis que la lévitation réelle se déroulait dans l’espace public sans éléments techniques. La pièce représentait quatre personnes à qui il arrivait des folies dans la rue, bouleversante par son côté inattendu. Elle serait moins intéressante présentée dans un théâtre. Par contre pour 間 (ma, aïda, …) nous convoquons le théâtre, donc nous jouons dans un théâtre”. La machinerie repensée et réinventée est la partenaire indispensable de la création. Les ressorts du théâtre comme les cintres, les contrepoids, les moteurs sont utilisés. “Nous avons répété dans des endroits non équipés en imaginant ce que nous pourrions faire avec les techniques du théâtre, comment nous pourrions convoquer ces outils pour créer des espaces différents. Mais une fois confrontés au réel, le temps du réel n’était pas celui que nous aurions choisi alors nous avons fait évoluer le spectacle.”
Le plateau se rebelle
“La scénographie n’est jamais séparée de la pensée, présente dès le début. D’ailleurs ici, ce n’est pas une scénographie mais un accessoire géant.” À l’arrivée dans la salle du Théâtre de Montreuil, quelque chose paraît différent sur le plateau mais impossible de le repérer. Une feuille posée sur les fauteuils donne un mystérieux message. Il faudrait le partager avec celui du voisin pour arriver à en comprendre le sens. La pièce commence par le rideau qui s’ouvre et se referme aussitôt ; un panneau annoté “Fin de la première partie” apparaît. Puis, la musicienne japonaise Tokiko Ihara souffle dans son orgue à bouche. Tout paraît calme au début. Au fur et à mesure des scènes, le spectateur assiste à une succession de catastrophes. Le plateau devient un empêcheur de l’amour. Les planches s’affaissent, se cassent, s’effondrent. C’est alors que nous nous rendons compte que ce n’était pas le plateau de Montreuil mais une nouvelle scène de 10 m x 10 m et d’une hauteur de 1,05 m, spécialement élaborée pour la pièce, qui était posée sur le plateau existant. “Montreuil a des dimensions de scène idéales. Nous avions besoin d’une scène suffisamment grande pour pouvoir courir. Il fallait aussi qu’elle ressemble à un plateau de théâtre et soit de plain-pied avec la salle. Nous ne pouvons pas nous installer dans des théâtres où la scène est déjà surélevée. Dans ce cas, il faut tout détraper pour descendre la scène.” Le plateau est composé de différentes zones où pour chaque effondrement, une structure particulière a été imaginée. Ici, chaque planche a un rôle qui correspond à une scène bien précise. Elles ne se cassent jamais de la même manière. Lorsque nous avons l’impression que Sève Bernard décolle, en réalité c’est une lame qui s’en va. À la fin, nous sommes face à un champ de ruines et pourtant nous voulons encore y croire. Mais lorsque les deux personnages s’enlacent, tout devient léger.
Construction du décor
Deux approches pour la construction du décor se complètent, en commençant par la sécurisation des structures et les matériaux techniques comme les guindes, poulies et contrepoids. “Maintenant, nous travaillons avec des techniciens très calés alors qu’au début c’était vraiment artisanal.” Mais l’artisanat, la bidouille et la récupération ne sont jamais loin. Comme les bouteilles de gaz remplies de sable servant de lests. “C’est une personne qui fait de la soudure pour le nucléaire qui s’est occupé des bombonnes de gaz coupées et ressoudées ensemble.” Les costumes sont récupérés et la robe a de nombreuses fois été retouchée par des couturières différentes. “Nous partons d’une culture du réel. Pour que les planches donnent l’impression d’être cassées, il n’y a rien de mieux qu’elles le soient vraiment. Alors, nous avons fait passer le camion sur les planches. Pour avoir de la fumée, il suffit de faire bouillir de l’eau dans une casserole. Nous retrouvons la même démarche pour le son et la lumière.”
Dans un premier temps, les éléments ont été construits dans les ateliers de la Maison de la Culture de Bourges. Puis, les petits effets ont été imaginés et mis au point. Finalement, avec le jeu et après les premières, la machinerie a été améliorée et standardisée. Cet énorme chantier a été mené par une petite équipe. “Au début, nous étions tous les deux puis avec un ou deux régisseurs. Deux mois de construction officiels ont été nécessaires puis deux mois de répétition/construction. Le temps des répétitions, nous devions encore travailler sur la scénographie, la construction et la machinerie.”
Vincent Gadras, constructeur et scénographe, a fait les études de force puis a prototypé un premier élément pour systématiser la construction. “Il a entendu ce que nous allions faire et a compris le principe des effondrements de structures. Il a effectué les calculs, la sécurité incendie et a traduit nos idées auprès des équipes de construction. Nous voulions être sûrs de la sécurité.” Les modules structurels sont devenus systématiques comme le principe de déclenchement, ce qui est plus facile et plus rapide pour les équipes de théâtre. Pourtant, chaque structure est différente. “Il y a des petits et grands effondrements. Nous nous attendions à chuter avec la structure mais c’était trop dangereux, alors nous avons décidé de commencer des chutes avec des petits éléments et c’est Camille qui les a imaginées avec des petites planches.” Les planches sont en sapin, peintes en noir mat. Elles vivent et se patinent naturellement, sont toutes numérotées et se cassent bien.
Le décor nécessite 4 h de mise et une heure à remonter la scène ; puis il faut le temps de tout vérifier avant le début.
La précision de la manipulation
La précision est le mot d’ordre. Dans cette impression de bricolage, rien n’est laissé au hasard, tout est écrit à l’avance. Le scénario en entier compte quarante et une pages mais selon les théâtres et les équipes, des scènes sont supprimées. “Vu l’ampleur de la technique, nous avons tout tracé à l’avance : les parcours, les circulations des techniciens jusqu’à l’emplacement des chaussures. Nous avons envoyé les plans détaillés jusqu’aux calepinages. Les planches ne pouvaient pas tomber n’importe comment, les trappes ne pouvaient pas se situer n’importe où. Tout doit être en phase directe avec les cintres. Les aplombs doivent être exacts sinon, par exemple, le mannequin ne tombera pas dans le trou.” Tout ce qui est dans les cintres (polichinelle, piano, frises) est installé avant le montage du plateau et l’éclairage est réglé en amont. Tout est donc dessiné au sol pour les aplombs. Un premier camion arrive avec les éléments d’accroche puis un deuxième pour monter le plateau. Les dessous du plateau, c’est un monde en soi : ils sont encombrés mais organisés. Trois techniciens y circulent pour manipuler les effondrements et les différents effets en étant assis. Alors une mousse d’une épaisseur de 1,5 cm a été posée sur le sol. Des zones sont organisées avec des structures différentes pour ne pas avoir les mêmes chutes. La structure est composée d’un ciseau sur roulettes qui descend lorsqu’on tire sur une guinde. “La combinaison des deux – la grande structure traditionnelle et la structure des guindes – est simple, basique et sécurisée. Tous les fils sont notés, reliés aux éléments que nous faisons tomber. Nous dégoupillons, tirons, faisons plier le bras comme une boîte d’allumettes.” Dans les effets de bascules, la structure accompagne les chutes et la descente. La zone où les meubles s’affaissent repose sur les tables élévatrices trafiquées, les câbles ont été rallongés pour les déclencher à distance. De nombreuses inventions rendent pratiques ces différentes combinaisons et manipulations, comme ces goupilles aimantées qui restent ainsi en place et ne se perdent pas. “Nous réduisons au maximum les éléments à changer et réparons les planches. Une personne a été déléguée à l’entretien et l’amélioration. Il ressoude, resserre, pour que la scénographie devienne pérenne, qu’elle vieillisse bien. J’aime que les matériaux vivent”, conclut Sève Bernard. Camille Boitel ajoute : “C’est un pas dans le vide, quelque chose de démesuré. Nous ne voulons pas faire quelque chose de déraisonnable raisonnablement, il faut quelque chose qui nous dépasse. Nous ne voulons pas faire que ce que nous savons faire. C’est plus angoissant mais plus intéressant”.
Générique
間 (ma, aïda, …)
- Écriture (chorégraphie, scénographie, lumière, son) : Camille Boitel & Sève Bernard
- Interprétation : Tokiko Ihara, Jun Aoki, Camille Boitel, Sève Bernard
- Invité spécial (musique) : Nahuel Menendez
- Régie son (à la création) : Yuki Suehiro
- Chef d’atelier : Vincent Gadras
- Construction : atelier de la Maison de la Culture, Bourges (18)
- Construction des effets scéniques : Mok et l’ensemble de la Compagnie
- Régie générale tournée et régie son : Michael Schaller en alternance avec Laurent Lechenault
- Régie lumière : Jacques Grislin
- Régie plateau : Christophe Velay, Audrey Carrot et Arnaud Dauga
- Assistant plateau : Kenzo Bernard
- Régie générale de la Compagnie : Stéphane Graillot
- Administration, production et diffusion : Elsa Blossier & Agathe Fontaine