Nos liens tissés
Toutes les photos sont de © Luc Boegly
Depuis le 1er janvier 2022, et pour six mois, la France préside le Conseil de l’Union européenne. Pour habiller cette présidence, architectes et scénographes (Ateliers Adeline Rispal), associés à une agence de design et création graphique (Si – Studio-irrésistible) et à une agence de conception lumière (Les Éclaireurs), sous la houlette d’Adeline Rispal, ont fertilisé les imaginaires et investi les bâtiments Europa et Juste Lipse à Bruxelles. C’est Jeanne Goutelle, créatrice textile, exploratrice de matières et de couleurs, qui s’est imposée comme le cœur battant de cette installation. L’Étoffe de l’Europe, ambitieuse métaphore d’une Europe humaine et humaniste, tisse les liens entre les âmes européennes.
Tenir l’espace
C’est le dynamisme d’Adeline Rispal, femme lumineuse et infatigable, qui se lit dans cette installation. Celle avec qui nous avons mené une conversation matinale à propos de L’Étoffe de l’Europe est épatante d’énergie et d’intelligence. En premier lieu, elle salue et célèbre le travail des équipes avec lesquelles elle a collaboré, à commencer par son directeur général Marc Hivernat, et bien sûr Jeanne Goutelle, Si – Studio-irrésistible, Les Éclaireurs, Yohann Le Tallec – chargé de mission culture au secrétariat général de la Présidence française du Conseil de l’Union européenne –pour la maîtrise d’ouvrage, l’artiste Jacques Perconte, … Une intelligence et un esprit donc. Elle est architecte de formation. Ici s’éveille son lien à l’espace ; et l’espace du hall monumental de 1 500 m2 et près de 20 m sous verrière a de quoi intimider. “Il fallait prendre la mesure de l’espace et intégrer une contrainte énorme : la disparition complète de l’installation six fois durant la présidence. Il fallait donc penser un montage/démontage rapide et efficace.” Dans l’atrium se déploie une installation de 650 m2 sur 4 m de haut. Une œuvre data tissée dont le poids n’excède pas 60 kg, composée de deux ailes de dix laizes en tissu non tissé – subtilement décollées du sol pour créer de la légèreté – où se trament les drapeaux des vingt-sept pays. Le concept s’est construit en croisant les rubans comme on croise les fils de chaîne avec les fils de trame sur un métier à tisser – les fils de chaîne étant les rubans des pays qui ont fait l’Europe depuis 1957. Il y en a six en 1957 puis le tissage s’élargit au fur et à mesure que nous avançons dans le temps et se rétrécit avec la sortie de la Grande-Bretagne en 2019. Les fils de trame étant les mêmes rubans alternant tous les six mois au gré de l’état membre qui prend la présidence du Conseil de l’Europe. Les rubans de couleurs en question sont réalisés à partir des trente-sept couleurs pantone répertoriées dans les vingt-sept drapeaux des nations européennes. Chaque drapeau a généré un ruban de couleur géométrique. Le projet est vertueux sur le plan écologique. “Le matériau est écoresponsable et l’ensemble est recyclé après démontage pour être compressé et donner une nouvelle matière première utilisée par des fabricants de mobilier. L’ensemble est monté sur des structures métalliques et le tissage est enroulé sur des mandrins fixés en haut des structures. Nous enroulons les tissus à la main, c’est extrêmement simple. Le premier montage a pris une journée. Il a fallu que la matière se mette en température dans l’espace. Le tissu est arrivé avec son propre taux d’hygrométrie. L’espace en ayant un autre, il a fallu attendre que les deux soient en phase pour débuter les réglages. Après une nuit passée, nous avons pu effectuer les réglages finaux. Au sol, du côté du passage, il y a un profilé en bois lesté pour fixer le tissu.” Imposante installation particulièrement réussie qui habille l’espace comme un gant. Le tissage, fil conducteur de l’ensemble des interventions artistiques, se retrouve dans le Forum du bâtiment Europa où une fresque de 16 m de long et 3 m de haut, rétro éclairée avec un système de capteurs sensibles à la présence humaine, a été installée.
Décliner le motif
Fil conducteur de toutes les interventions scénographiques, graphiques et artistiques, le tissage incarne la force de l’association de tous au service d’une œuvre commune. Marier l’artisanat au numérique, faire rayonner la créativité et le savoir-faire français dans de multiples domaines ont présidé au pilotage de ce beau projet. Aux côtés des œuvres monumentales, le motif se décline à une échelle différente pour tapisser l’intérieur de deux batteries de six cages d’ascenseur ; c’est la première fois qu’un projet d’aménagement scénographique investit ce type d’espace. Le même concept a inspiré les créations de paravents Intersection(s) de Jeanne Goutelle et l’œuvre numérique de Jacques Perconte Aour Europe. La proposition de Jeanne Goutelle, cinq paravents composés de dix-huit panneaux à travers un tissage architectural de sangles et rubans issus des rebuts de l’industrie textile stéphanoise. Les paravents sont fabriqués sur des structures autoportantes en acier remplies d’un grillage soudé formant un quadrillage de 5 cm de côté. Sangles et rubans sont tissés à travers cette grille dans différentes directions. La gamme de couleurs s’inspire du drapeau français et s’articule autour d’une diversité de bleus, blancs et rouges. Les panneaux ont tous été fabriqués à la main et sur place dans une logique écoresponsable. Jeanne Goutelle est convaincue que l’impact esthétique peut soutenir une démarche responsable et que la création doit prendre ses responsabilités à cet endroit. Celui que nous pourrions croire à l’opposé mais qui soutient le même esprit c’est Jacques Perconte, qui entend donner aux images numériques une forme particulière qui laisse le vivant traverser les écrans. Habité par les relations que l’humain entretient avec la nature, il dit préférer l’humilité du petit bois inconnu à la forêt réputée. Il a ce désir de révéler la magie partout. Aour Europe est une grande pièce vidéo d’un format de 4 m x 5,50 m s’apparentant à un film d’une longue durée qui prend place dans les espaces d’accueil du bâtiment Juste Lipse. Dans le même espace sont exposés huit tirages numériques collés sur alu 2 mm, issus d’une pièce générative spécifique sur laquelle il travaille : faire voler des oiseaux filmés aux Pays-Bas dans des ciels de France, d’Italie, d’Allemagne, de Hongrie et d’Autriche. Le montage est travaillé à la feuille d’or, donnant une profondeur des jaunes exceptionnelle. “Nous avons très vite compris que Jeanne devait tisser à son rythme, chez elle. Alors nous avons fait fabriquer les paravents par un serrurier et aménagé les salons. Et il y a le travail de Jacques Perconte, artiste vidéaste, qui filme en haute montagne et dans la forêt profonde des images qu’il traite en numérique d’une manière extraordinaire. La matière se transforme ; elle est parfois abstraite, parfois figurative ; vous voyez passer un ruisseau. Ce sont deux artistes et deux êtres d’une immense profondeur, défenseurs de l’environnement, écoresponsables.” Attentifs au confort des usagers, les confidents et fauteuils bordeaux de la ligne Hémicycle ont été dessinés par Philippe Nigro, en collaboration avec Ligne Roset pour le Mobilier national, inspirés des meubles à secret. Les tables basses et guéridons sont quant à eux signés Olivier Gagnère. Enfin, les œuvres de six jeunes talents de la scène artistique française émergente vivants en Belgique – Léa Belooussovitch, Jérôme Bonvalot, Vincent Chenut, Loup Lejeune, Élise Peroi et Lucien Roux – viennent donner la touche finale à l’installation.
Incarner l’Europe
Les trois mots clés pour construire cette présidence française étaient “relance”, “puissance”, “appartenance”. “‘Appartenance’, pour nous c’est cette forme de vaisseau à grande coque dans lequel nous pénétrons, un espace monumental qui vous accueille, un bateau, une forme enveloppante. ‘Relance’, les ailes se soulèvent comme des voiles qui volent au vent. ‘Puissance’, ce sont ces 650 m2 que nous installons dans ce lieu monumental ; puissance par l’espace et par la métaphore de tous les Européens. Il était indispensable de ne pas arriver dans cet espace en poussant un grand cri français mais bien en incarnant l’Europe. Tous les européen.ne.s sont là dans ce travail de tissage qui est avant tout un travail collectif de patience. C’est un hommage à tous ces êtres, ceux qui œuvrent dans les institutions et tous les autres qui construisent patiemment l’Europe de demain.”
Cette Étoffe de l’Europe n’aura pas eu besoin de dépenser toute l’enveloppe budgétaire. L’approche environnementale est une approche économe et le projet prouve bien que cela n’est pas de nature à nuire à la créativité et l’inspiration artistique. L’Étoffe de l’Europe est un grand et beau cri européen absolument essentiel dans un moment où il est plus que jamais indispensable de croire en une belle et grande Europe démocratique. Adeline Rispal a voulu également que ce textile complexe et riche soit joyeux et pétillant. Il y a là une grande élégance, un esprit vif et une tête bien faite. C’est elle qui préside et qui a fédéré sous le nom d’XPO les concepteurs d’exposition en regroupant les associations, les métiers et les auteurs de la filière exposition dans le but de représenter, faire reconnaître, défendre la diversité, la qualité et le professionnalisme de cette filière tout en préservant l’autonomie de chacun. Sa pensée du métier de scénographe est ample, son expérience cossue. C’est elle également qui est à la manœuvre, aux côtés de Félix Lefebvre et Mathieu Lorry-Dupuy, du programme d’extension du CNCS dont la livraison est imminente. Infatigable, disions-nous. Elle termine en disant qu’il est aussi de notre devoir de ramener un esprit joyeux dans un monde mélancolique. Vrai. Une fort belle rencontre. Un très grand bravo.