La scénographie aux Amandiers

Dissection d’une chute de neige

Les ateliers de Nanterre-Amandiers ont été transformés en théâtre éphémère le temps d’importants travaux de rénovation dans le bâtiment principal. La rénovation du Théâtre par l’agence d’architecture Snøhetta – avec Kanju pour la scénographie – durera plus de deux ans. Dans ce lieu métamorphosé, l’accueil, chaleureux, raconte une histoire et s’inscrit dans l’imaginaire théâtral avant de plonger le spectateur dans l’univers glacial de la pièce Dissection d’une chute de neige, mise en scène par Christophe Rauck dans une scénographie d’Alain Lagarde, celui-là même qui a imaginé le lieu d’accueil du Théâtre.

Photo © Géraldine Aresteanu

Photo © Géraldine Aresteanu


Que signifie le pouvoir au féminin ?

Inspirée de la vie de Christine de Suède, fille du roi Gustave II Adolphe, montée sur le trône à l’âge de six ans, la pièce raconte le combat d’une fille/roi (comme la nomme Sara Stridsberg) face à une domination de pensée sur le rôle d’une femme au pouvoir. Nous sommes à Stockholm en 1631 ; le roi est mort sur le champ de bataille et Christine, devenue reine/roi, refuse de se soumettre aux obligations liées à son sexe féminin : se marier et donner un héritier à la couronne. Elle se veut libre, amoureuse de sa suivante. Elle est cultivée, passionnée des arts et des lettres et préfère discuter avec le philosophe (référence à Descartes qui a été invité à la cour de Suède) ou aller à la chasse. S’en suivent des discussions avec ses fantômes et une bataille très rude avec les protocolaires de la cour.

Christophe Rauck écrit : “C’est toute la force de l’œuvre et le paradoxe du personnage : elle est fille par moment et roi par d’autre ; elle est femme et amie, éclairée et despote, amante et amant, promise et promesse ; elle est à la fois l’amour au masculin avec l’autorité du tyran et l’amour au féminin avec toutes les interrogations que cela pose sur le désir et la passion de l’autre”. Il ajoute : “En jouant sur les sexes et les identités, l’autrice déplace le problème du pouvoir”.

C’est aussi une œuvre qui renvoie à Shakespeare ou à Maeterlinck.

Photo © Géraldine Aresteanu

Photo © Géraldine Aresteanu

Une immatérialité spatiale

Ce qui ressort de cette scénographie : le mystère et le sacré mais il ne faut pas en rester là. Il faut qu’ils se dévoilent.” Ainsi commence l’explication d’Alain Lagarde sur son approche de la pièce. Formé au TNS (1983-1986, promotion Jacques Lassalle), Alain Lagarde se dirige vers les scénographies d’opéra et crée de nombreuses scénographies pour des productions et de grandes maisons européennes et américaines. Il collabore avec Jorge Lavelli ou Matthew Jocelyn qu’il retrouve aussi sur des créations théâtrales ainsi que d’autres metteurs en scène comme Jacques Lassalle ou Jean-Marie Besset. Il est scénographe pour les chorégraphies de Thierry Malandain, Michèle Noiret, Jean-Christophe Maillot.(1) “Depuis que je suis sorti du TNS, je m’inscris dans une démarche contemporaine et j’aime me référer aux installations de l’art contemporain.

C’est la première fois qu’Alain Lagarde collaborait en tant que scénographe avec Christophe Rauck. La compréhension de l’attente de l’un vis à vis de l’autre sur une pièce complexe représentait un premier défi relevé par cette scénographie abstraite et épurée qui devient support d’une grande théâtralité. Sur un sol noir, un parallélépipède de verre est posé au centre d’un plateau recouvert de granulés noirs. Les découvertes en velours noir accentuent l’impression de l’espace infini. Les contours noirs de la boîte disparaissent et son immatérialité est accentuée car elle flotte dans l’espace. Remplie de plumes blanches, elle est mobile et se déplace à vue en tournant sur son axe. Dans une esthétique japonisante, la scénographie joue sur le noir et blanc.

Les problématiques spatiales de la pièce étaient nombreuses avec la représentation de l’extérieur/intérieur, le lieu froid et enneigé et l’univers très personnel de la fille/roi dans une cour corrompue avec un père sanguinaire.

L’idée de la grande boîte transparente s’est confirmée lorsque Christophe Rauck montra la photo d’un cube blanc de l’artiste Nicolas Feldmeyer dans des montagnes suisses. “Ce volume renvoyait à l’idée d’un caisson d’isolation et sensoriel où la reine se protégeait. Ce geste était un pari dans sa radicalité. Pourtant, lorsque la comédienne s’est installée à l’intérieur dans la première scène qui représentait le lieu du pouvoir, cela a tout de suite fonctionné. Nous nous sommes rendus compte que le lieu était lié à son corps, comme une peau de protection. À partir de ce constat, nous sommes rentrés dans le concret de son utilisation. La boîte en verre donnait plusieurs possibilités de jeu, à l’intérieur ainsi que devant et derrière.

Photo © Simon Gosselin

Photo © Simon Gosselin

Ce lieu de refuge renvoie également à un univers glacial. Grâce à l’éclairage, la projection devient transparente, se fond dans le lointain et devient paysage, les différentes ambiances s’enchaînent. Puis, elle change d’identité et devient un caisson ultra coloré et violent. L’immatérialité du lieu accentue le “non temps” de la didascalie. “J’ai travaillé sur l’effet d’un paysage dans sa relation avec le lointain et en même temps sur l’échelle de l’intimité d’une chambre.

La notion du dehors/dedans prend une autre dimension qui dépasse le concept de lieu. La fille/roi peut sortir de cet intérieur qui représente son monde à elle, où elle reçoit son amoureuse. En dehors du caisson, elle se confronte à une autre réalité, celle des apparitions et de la vision fantastique. La référence à Hamlet est clairement présente. “Nous avons tout inversé. Naturellement, c’est dans son monde qu’elle devrait avoir la vision puisqu’à l’extérieur c’est la vie de tous les jours. Ici, elle sort de sa boîte pour discuter avec le fantôme ensanglanté de son père ou débattre avec le philosophe.” Ce même philosophe qui lui suggère de disséquer la chute de chaque flocon de neige.

Caisson de turbulence sous la pression du vent, les plumes envahissent la boîte, à l’image d’une boule à neige qu’Alain Lagarde avait sur son bureau. La douceur des plumes et le blanc virginal contrastent avec la violence de la vie de la fille/roi.

Photo © Géraldine Aresteanu

Photo © Géraldine Aresteanu

Mobilité et transparence

La boîte mesure 10,20 m sur 2,30 m de profondeur pour une hauteur de 2,84 m. “Pour déterminer les dimensions, j’ai proposé de faire un ‘bauprobe’(2) comme à mon habitude lors de mes créations en Allemagne. Je commence par dessiner en 3D puis je passe à la maquette qui devient un outil communicatif.” Une porte à cour et une à jardin permettent les entrées et sorties des comédiens. Les façades transparentes, sans joints intermédiaires, ont été possibles par le choix des matériaux, ce qui était essentiel dans le parti pris de la scénographie : une vitre/miroir, GiantMirror (version 0521) de chez Showtex – un film transparent qui devient support de projection. La façade arrière est composée d’un tulle cristal très fin – ClearScreen Crystal Showtex – et un tulle Aymond Mini Showtex.

J’imagine toujours ma scénographie avec la lumière. Ici, je souhaitais retrouver la notion du mystère en référence à l’Éloge de l’ombre de Tanizaki dans la conception lumineuse.” Deux cadres de LEDs sont intégrés dans la boîte, renforcée à la face et au lointain avec des HMI. La vidéo projetée sur la paroi arrière participe aussi à l’éclairage. Une ligne de lumière dans le lointain accentue la transparence, donne de la profondeur et surtout de la transversalité.

La tempête de neige est représentée par le tourbillon des plumes à l’intérieur du volume. “J’ai fait des essais dans une maquette géante de 150 cm de longueur, à l’échelle 1/10e avec différents matériaux comme le polystyrène. Mais le choix des plumes s’est imposé.” Des ventilateurs ont été intégrés dans la partie basse du volume. Pour éviter que les plumes retombent trop vite, des échappements d’air ont été intégrés dans le plafond.

Le volume se déplace grâce à des roues en tripode nécessitant un peu d’élan afin qu’elles se mettent dans le bon sens en reculant. Pour donner l’impression d’un gravier sur le sol, des débris de joints de voiture ont été utilisés. Ils ne coincent pas les roues du décor et sont également plus confortables sous les pieds des acteurs. “Pour la mise en place chaque soir, nous devions trouver une solution afin de récupérer les plumes qui envahissent le plateau. Nous avons trouvé un aspirateur particulier qui aspire les plumes et non les graviers.

Le hall - Photo © Alain Lagarde

Le hall – Photo © Alain Lagarde

Dramaturgie d’un accueil de théâtre

J’ai eu carte blanche pour aménager 600 m2 en six mois.” En quoi l’aménagement du hall est une démarche scénographique et non décorative ? Alain Lagarde pense “qu’il y a une fonction ; c’est concret avec un accueil, un lieu de travail et de rencontre, un espace ouvert pour les étudiants et les Nanterriens, une librairie et une billetterie. Mais c’est aussi un espace possible pour des lectures et des représentations”.

Lorsque Christophe Rauck lui propose de réfléchir à l’aménagement de l’accueil, Alain Lagarde venait de créer la scénographie d’Hamlet de Brett Dean à Cologne. Christophe Rauck, lui-même, montait Henry VI et réfléchissait à Richard II de Shakespeare. L’univers shakespearien s’est ainsi imposé dans l’esprit du hall d’accueil et à travers des motifs représentant la forêt dans les textures murales. “Je souhaitais une esthétique des XVIe et XVIIe siècles. J’ai trouvé deux tapisseries représentant des paysages et forêts dans le fonds Rose Valland des MNR (Musées nationaux récupération). Ce fonds a répertorié plus de deux mille œuvres spoliées par les nazis afin de les restituer. Le musée m’a prêté les fichiers des images de dimensions 4 m x 3,50 m. J’ai retravaillé les couleurs et le cadrage, je les ai agrandies pour atteindre 17 m et 11 m. J’ai récupéré des châssis existants et j’ai créé un premier plan pour donner une échelle aux images et éviter les grandes toiles flottantes puis j’ai organisé les superpositions d’images.

Dans cette volonté de théâtraliser le lieu et de trouver un écho avec la mémoire théâtrale, Alain Lagarde pense à un accrochage de tableaux anciens et de photographies contemporaines. Il cherche des images qui feraient écho à des personnages de théâtre, comme si une histoire était racontée. C’est parmi les tableaux du Rijksmuseum Amsterdam qu’il fait son choix. Le Rijksstudio a numérisé l’ensemble de sa collection et les fichiers de qualité sont d’une grande précision. Le tableau d’une jeune femme d’Isaac Luttichuys qui pourrait représenter la fille/roi dans Dissection d’une chute de neige est étonnant dans sa qualité d’image et dans la précision du dessin de la plume blanche.

Le Songe d’une nuit d’été de Füssli, seul fichier payant d’un musée suisse, est agrandi et accroché près de l’entrée de la salle. “Il y a peu d’iconographies des pièces de Shakespeare et je voulais des comédies. Pour une touche contemporaine, j’ai pensé aux photographies de Hendrik Kerstens, un photographe d’Amsterdam. Sa particularité était de photographier sa fille pendant vingt-cinq ans à la manière des peintres flamands comme van Eyck. Je lui ai envoyé les prévisualisations du lieu et il a accepté de tout prêter pour la saison.

La signalétique rouge qui ornait la façade du Théâtre se retrouve devant les portes d’entrée de la salle. À travers elle, c’est l’histoire du Théâtre Nanterre-Amandiers et la référence à une filiation (Chéreau, Vincent, …) qui sont mises à l’honneur.

Le hall - Photo © Géraldine Aresteanu

Le hall – Photo © Géraldine Aresteanu

Dans l’univers de cette forêt magique, je souhaitais que le bar soit constitué dans un tronc d’arbre. La réalisation s’est avérée compliquée. Nous l’avons finalement construit en utilisant un grand Douglas que l’atelier de l’Opéra de Rouen nous a aidés à trouver. Les Compagnons des charpentiers l’ont construit sous forme d’une superposition de tranches recouvertes d’une résine après avoir effectué un séchage à l’aide de tasseaux pour les maintenir.

Un bardage en bois et une banque noire constituent l’espace de la billetterie. “Le lieu était froid et il fallait réchauffer l’atmosphère. Ce bardage en bois offre une page blanche au graphisme de Paul Cox qui a créé l’identité visuelle des Amandiers.” La librairie est pensée comme une baraque se déployant et se déplaçant grâce à des roulettes selon le flux du public.

Le mobilier hétéroclite est composé de fauteuils de style néo Louis XIII trouvés dans les brocantes. Nous nous retrouvons ainsi dans le magasin d’accessoires d’un atelier de théâtre. La moquette est la reproduction des motifs dessinés par Christian Lacroix. Le hall est éclairé par des lampes industrielles créant des zones avec différentes intensités de lumière.

 
Le hall - Photo © Géraldine Aresteanu

Le hall – Photo © Géraldine Aresteanu

Entrer dans un théâtre est une cérémonie.” C’est ainsi que conclut Alain Lagarde qui présente la scénographie comme le lieu de convergence des différentes approches artistiques.

 

Notes

(1) https://alainlagarde.tumblr.com/
(2) Première visite technique, notamment pour le décorateur, le créateur lumière et les techniciens, qui permet en particulier la simulation des espaces scéniques sur le plateau

Générique

Dissection d’une chute de neige

  • Texte : Sara Stridsberg
  • Traduction : Marianne Ségol-Samoy
  • Mise en scène : Christophe Rauck

Avec Thierry Bosc, Murielle Colvez, Habib Dembélé, Marie-Sophie Ferdane, Ludmilla Makowski, Christophe Grégoire, Emmanuel Noblet

  • Dramaturgie : Lucas Samain
  • Scénographie : Alain Lagarde
  • Lumière : Olivier Oudiou
  • Son : Xavier Jacquot
  • Costumes : Fanny Brouste, assistée de Peggy Sturm
  • Vidéo : Pierre Martin
  • Coiffure et maquillage : Férouz Zaafour
  • Masques : Judith Dubois
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